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Bande dessinéeet Historique  

Éloi
de Younn Locard et Florent Grouazel
Actes Sud - l'An 2 2013 /  25 €- 163.75  ffr. / 224 pages
ISBN : 978-2-330-02449-9
FORMAT : 22x28 cm

La marine d’antan

En ces temps de racisme proclamé, il est bon de faire un petit retour historique et de voir le chemin parcouru depuis quelques siècles. Éloi, œuvre de deux jeunes auteurs bretons, remplit ce rôle à merveille.
En 1837, une mission scientifique en Nouvelle-Calédonie décide de ramener en France un jeune indigène récemment baptisé. Éloi connaît ainsi le sort de Pocahontas ou de la vénus hottentote, explorateurs dans le mauvais sens transformés en objet de curiosité ou d’horreur. Tout au long du voyage de retour, les passions se déchaînent et le jeune homme est instrumentalisé de part et d’autre. Les uns lui rasent le crâne pour le faire ressembler à un esclave, les autres le déshabillent pour peindre son portrait en habit traditionnel. La plupart sont convaincus qu’il est anthropophage. On s’en doute, cette traversée finira mal.

Une trame comme celle-ci pourrait vite tourner à la pesante dénonciation du colonialisme, pleine de pathos et de ridicule. Si le récit évite toute la lourdeur, c’est par le parti-pris subtil de ne pas épouser le point de vue d’Éloi lui-même. Au contraire, le polynésien garde un silence timide, ne comprenant que partiellement les diatribes des blancs qui l’entourent. Nous en apprenons donc beaucoup sur les idées de Pierre, le naturaliste, d’Étienne, le pasteur, ou de Ruylaert, l’ancien marchand d’esclaves, mais Éloi lui-même reste dans l’ombre. Et nous ne pouvons que deviner l’orage qui s’annonce sous son crâne, à mesure qu’il s’enferre dans les contradictions des uns et des autres.
C’est la principale réussite de l’ouvrage : montrer ce petit monde de frais explorateurs avec toute la gamme des comportements qui y sont liés. Le naturaliste qui semble d’abord vouloir simplement protéger Éloi contre les comportements violents de ses compagnons ne cherche finalement qu’à le conserver tel qu’en lui-même, en témoin vivant d’un horizon lointain, quitte à s’opposer à toute forme d’intégration. En redonnant toute leur force aux théories phrénologiques de l’époque, Grouazel et Locard plongent aux racines du racisme scientifique et bouleversent les aprioris sur les bons et les mauvais comportements. Personne ne se sort grandi de cette très subtile étude de moeurs. Que la science y soit moins humaine que la religion est assez rarement mis en avant pour être signalé.

Le principe du huis-clos est souvent un handicap graphique. Florent Grouazel s’en sort en dévoilant progressivement les recoins du bateau, et en ne craignant pas les points de vue extérieurs. Tempêtes et bordées nous rappellent que le dessinateur est bien né à Lorient. Le traitement des ombres est intéressant, Grouazel jouant sur peu de valeurs de gris et de grandes surfaces de blanc pour marquer la force de la lumière. Une manière de faire surgir l’ambiguïté au milieu des grandes réflexions sur le bien et le mal.

Clément Lemoine
( Mis en ligne le 26/11/2013 )
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