L'actualité du livre
Bande dessinéeet Historique  

La Grande Guerre
de Joe Sacco
Futuropolis 2014 /  25 €- 163.75  ffr.
ISBN : 978-2-7548-1029-6
FORMAT : 28x20 cm

Coffret comprenant un livre leporello de 24 pages et un livret broché de 32 pages
Traduction: Stéphane Dacheville


A Grande Guerre, grand livre…

Sur la guerre, ont peut faire de bons, et même d’excellents livres, riches d’analyses, de réflexions, de témoignages. La Grande Guerre, commémorée depuis près d’une année et pour les quatre ans qui suivent, inspire ainsi une explosion de publications, de qualités variables, marquées par la volonté d’expliquer et d’éclairer. Toutefois, la guerre étant une chose assez moche, on peut difficilement en faire de beaux livres : certes, il y a le chamarré des uniformes, le romanesque de la charge, sabre au clair… mais tout cela s’achève traditionnellement sur des cadavres, du sang, de la douleur et du trauma. Rien à faire, la guerre n’a rien de « joli », n’en déplaise à Apollinaire. Pourtant, Joe Sacco est parvenu, avec cette Grande Guerre, a livrer un bel objet autant qu’un beau livre, un objet inattendu, séduisant, qui croise magistralement la bande dessinée, le reportage, le témoignage et l’histoire.

Pour découvrir cet album singulier qui se déplie en fresque et semble une adaptation moderne de la tapisserie de Bayeux (hommage revendiqué par l’auteur, qui cite également une vue panoramique de Manhattan, et l’œuvre de Tardi), il faut déjà extraire de la boîte, le livre Leporello ainsi que son livret explicatif. Présentation originale et de belle qualité, mais cela suffit-il à faire de cet ouvrage un incontournable pour les amateurs d’histoire dessinée ? Une fois le livre ouvert, on peut en déplier les 24 pages, ou les parcourir l’une après l’autre comme une bande dessinée classique. Pas de bulles ni de sous-titre, Joe Sacco nous invite à le suivre dans la première journée de l’offensive de la Somme, depuis ses prémices jusqu’à sa conclusion tragique – la mort. On commence avec Douglas Haig, le général anglais, réfléchissant dans le calme jardinet d’une belle demeure, pour voir, peu à peu, les tommies se préparer, partir en première ligne, découvrir le front et sa grisaille sinistre. Puis vient la charge, le no man’s land, les obus allemands qui pleuvent, la retraite et les tombes. Avec un luxe de détail et ce trait si net qui le caractérise, Joe Sacco livre une fresque sans parole sur une offensive meurtrière.
Le premier contact avec l’album est donc purement visuel : pas un mot, de l’image d’une immense finesse, et d’une immense précision, et l’impression pour le lecteur d’observer un phénomène qui apparaît, se développe et s’embrase en quelques pages. L’effet est efficace et dans sa simplicité, bluffant.

Mais Joe Sacco ne se satisfait pas de ce seul choc visuel : le livret, qui accompagne l’album, arrive à point nommé pour donner des clefs au lecteur. Après avoir expliqué son projet et ses références, son besoin également de dépasser un sujet qu’il considère comme traité par Tardi, l’auteur propose un résumé historien, tiré d’un ouvrage sur la question d’Adam Hochschild, et qui expose le contexte, le détail de l’offensive, les anecdotes et la conclusion… encore actuel. Un récit qui alterne les explications et les témoignages, une guerre au ras du sol bien dans le style de cette école historique anglo-saxonne si plaisante en ce qu’elle ne méprise pas le récit. Une première lecture éclairante, qui se prolonge dans le commentaire, heure par heure, de la fresque, dont chaque détail est expliqué.

Spécialiste de la BD de reportage, auteur de quelques uns des fleurons de ce genre d’ouvrages (Gaza 1956, Palestine, Reportages…), Sacco fait partie de ces auteurs précieux qui, loin de s’installer dans un style, passent leur temps à innover, dépasser, et proposer au lecteur un regard autre. Sur la Grande Guerre, ce regard est presque celui d’un démiurge, ou d’un entomologiste observant une fourmilière s’engager dans une guerre. Plus que d’autres, cet album se scrute, se contemple, se déplie, se parcourt : le silence, le refus de présenter un récit, une intrigue, afin de laisser voir la masse, l’absurde et le carnage – presque lissé par le noir et blanc – sont un parti-pris audacieux, qui confère à l’album toute sa force. Sur la masse des ouvrages parus sur la guerre, celui-là se distingue par sa beauté formelle comme par sa dimension de témoignage : un reportage, un vrai, exécuté d’une main de maître, et l’un des albums les plus ambitieux et réussis de l’année.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 19/05/2014 )
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