Bande dessinée
Historique de Will Eisner
Grasset 2005 / 19 €- 124.45 ffr. / 160 pages
ISBN : 2-246-68601-6
FORMAT : 18,5 x 26 cm
Les racines de la haine
À l’âge de 86 ans, Will Eisner terminait ce dernier album, chant du cygne d’un maître incontesté de la bande dessinée disparu au mois de janvier de cette année. Le sujet lui tenait à cœur depuis une vingtaine d’années, mais il ne s’y est réellement attelé qu’après avoir effectué les recherches suffisantes, et discuté avec des spécialistes. Le thème est en effet épineux et ne supporte pas l’approximation. Il s’agit de l’histoire d’une tromperie aux conséquences désastreuses. On connaît, dans les grandes lignes, la destinée de ce texte qui a traversé les années : Les Protocoles des Sages de Sion, censé présenter au grand jour le « complot juif », le programme d’une révolution fomentée par le peuple juif. Sauf que le texte est un faux, une copie maquillée d’un obscur pamphlet dirigé contre le régime de l’empereur Napoléon III. Mais ce qui au départ n’était encore qu’une douteuse machination politique va vite grandir et prendre une importance néfaste. Le texte est repris par tous les milieux antisémites, le Juif est devenu l’ennemi, celui qui va envahir le monde et l’asservir. Hitler le cite dans Mein Kampf et l’on en retrouve des citations dans les carnets intimes de Goebbels… La supercherie n’a désormais plus de limites et passe aux yeux de tous ceux qui cherchent un mal à leurs maux comme l’idéale preuve d’une culpabilité.
Dès 1920, le Times de Londres dénonce pourtant la falsification, preuves à l’appui. Plus tard, en 1935, lors d’un procès, les Nazis sont accusés de distribuer le texte sulfureux dans toute la Suisse. La condamnation est sans équivoque et le jury interdit la diffusion du livre. Enfin, à l’aube du vingt-et-unième siècle, c’est la presse française qui se fait à nouveau l’écho de cette affaire en publiant l’identité de l’auteur du texte et les coulisses de cette étonnante propagande.
Et malgré tout… Le livre continue de circuler, et de faire des adeptes. Comme le remarque amèrement Umberto Eco dans la préface, «tout se passe comme si, après Copernic, Galilée, Kepler, on persistait à publier des manuels prétendant que le Soleil tourne autour de la Terre.» Avec Le Complot, Will Eisner veut une fois de plus dénoncer la mystification. Pour ce faire, il revient aux origines du texte, met en scène les principaux protagonistes et démêle le vrai du faux dans une enquête aussi passionnante qu’inquiétante. Il met à jour aussi dans une suite de planches très didactique le texte original du pamphlétaire Maurice Joly et la copie scandaleuse. Enfin, il se met en scène lui-même, à la recherche de nouveaux éléments sur l’origine du livre et surtout sur ses influences encore dangereusement nocives partout dans le monde.
On retrouve dans ce dernier album tout le talent de Will Eisner et cette volonté de s’attaquer à des sujets à priori peu confortables pour une bande dessinée. Il y mélange ainsi avec habileté narration graphique et fonds documentaire érudit sans jamais tomber dans l’indigeste démonstration. Le dessin est toujours aussi vif et alerte. Chaque personnage est caractérisé à merveille en quelques coups de pinceaux et la mise en page élimine la vignette au profit de la composition générale, gommant les cadres et cherchant avant tout à concilier dynamisme et lisibilité. Le résultat est à la hauteur du projet annoncé : Will Eisner met en friche ce terreau sur lequel la haine a continué de pousser depuis des années. Lucide malgré tout, l’auteur sait que la jachère ne dure qu’un temps et les dernières planches sont teintées d’un pesant pessimisme…
S’il n’est pas le dernier chef-d’œuvre annoncé - on lui reprochera une certaine hésitation quant aux nombreuses pistes empruntées -, Le Complot n’en est pas moins un travail très pertinent et forcément salutaire. Une ultime révérence pleine d’humanité.
Alexis Laballery
( Mis en ligne le 19/11/2005 )
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