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Leviathan de Jens Harder Editions de l'An 2 2003 / 25 €- 163.75 ffr. / 144 pages ISBN : 2-84856-015-0 FORMAT : 20,5 x 29 cm Combien de marins... Dans la Bible, où il est cité à quelques reprises et parfois comparé à un monstrueux crocodile, le Leviathan est avant tout une gigantesque créature sous-marine, personnifiant le Mal et dont il est dit que seule l’épée de Dieu viendra à bout. À partir de ces quelques lignes, Jens Harder construit un album étonnant, d’une rare originalité et à la puissance d’évocation peu commune. Sur près de cent cinquante planches muettes, il met en scène le Leviathan et ses proches cousins des abysses, dans une fresque imposante ayant pour unique décor vastes mers et océans déchaînés. Au Leviathan de Hobbes, Harder emprunte cette idée d’un souverain, un dieu mortel, chargé de faire régner l’ordre parmi ses congénères. Au Moby Dick de Melville, c’est le caractère surpuissant et l’intelligence peu commune que le jeune auteur allemand capte comme caractéristiques essentielles. Le Leviathan de Harder traverse les flots, et les époques, combattant ses ennemis avec la plus féroce détermination. Il est au cœur de tous les drames liés à la mer, et devient lui-même métaphore de ces vagues déchaînées et impitoyables. Les plus faibles se feront avalés, les autres tenteront le combat ; les hommes seront balayés ou miraculeusement naufragés. Dans ce maelström continu de vignettes, Jens Harder met en scène des combats titanesques entre créatures des profondeurs, des affrontements avec des navires de toutes époques et de tous gabarits, et des ballets nautiques qui suspendent l’action dans de troublants moments poétiques. Passant dans un même élan d’une séquence à une autre, le récit emprunte des chemins inédits et Harder bouscule le rythme et les habitudes de lecture. Il donne à ces pages un incroyable dynamisme, et ses folles visions sont remplies d’un souffle épique dévastateur. Maîtrisant pleinement le media, il joue avec les échelles de plans et les ellipses, et fait s’entrechoquer les époques et les genres pour mieux emporter son lecteur dans une impressionnante épopée graphique et intellectuelle. Pour élaborer cet univers sous-marin cruel où seul le plus gros peut survivre, Harder puise dans diverses sources textuelles et iconographiques. De la Genèse à la légende de saint Brendan, cet abbé qui célébra la messe sur le dos d’une baleine, en passant par quelques événements historiques avérés, c’est tout l’univers lié à la mer et aux océans qui est ici convoqué. Le livre foisonne ainsi d’éléments narratifs qui rappellent forcément quelque chose et qui apportent différents niveaux de lecture, éloignant pour le coup l’album d’une trop grande abstraction. Réelles ou légendaires, folkloriques ou mythologiques, les figures liées à la Grande Bleue se croisent et se succèdent au fil des pages. Christophe Colomb, le Titanic, le Kraken… C’est un catalogue complet et lettré que nous propose Harder. C’est la légende de la Mer, ces histoires que l’on raconte aux enfants à la veillée et qui se transmettent de génération en génération. Il en est de même graphiquement où les citations visuelles sont nombreuses et variées. Harder emprunte ainsi ses créatures imaginaires aux bestiaires fabuleux des plus grands naturalistes de tout temps. Il se souvient de Géricault et des illustrations des éditions Hetzel pour Jules Verne, pioche dans quelques gravures médiévales, et quand il met en scène l’Arche de Noé, c’est le Winsor McCay de Little Nemo (Nemo…) qui est invité. À côté de ces rappels jubilatoires pour le lecteur enquêteur, le propre graphisme de Harder est loin d’être en reste. Grandiose sans être grandiloquent, ce dessin est riche et généreux. Évoquant avec puissance la force des éléments, le trait est entièrement empli d’un formidable souffle qui emporte le lecteur pour ne plus le lâcher. Marqué par ce geste emporté et fougueux, Leviathan est empreint d’une grande force poétique et, finalement, l’aspect dramatique finit par éclore. Ode à la mer et à tous ses acteurs, Leviathan est une œuvre dense et étonnante. C’est aussi une lecture exigeante, se plaçant quelque part aux limites d’une certaine tradition narrative de la bande dessinée. Exercice artistique périlleux, mais accompli ici avec une belle maestria et une époustouflante maîtrise. Alexis Laballery ( Mis en ligne le 03/12/2003 ) |
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