L'actualité du livre
Bande dessinéeet Science-fiction  

D-Day, le jour du désastre (tome 1) - Les mangeurs de vie
de Scott Hampton et David Brin
Les Humanoïdes associés 2004 /  20 €- 131  ffr. / 144 pages
FORMAT : 20,5 x 32 cm

Les dieux ont soif

En ces jours de commémoration du 6 juin 1944 et de ce que cette date représente (libération de la France, échec au nazisme et à sa culture de mort), il y a une certaine ironie à publier un album uchronique dans lequel l’Allemagne gagnerait. Ironie toutefois justifiée par la qualité de l’album, autant que par l’originalité du scénario. Si l’on sait combien le débarquement a reposé sur des opérations parfois risquées, voire très risquées (l’opération Fortitude notamment, gigantesque intoxication pour laquelle l’Etat-major allié n’a pas hésité à sacrifier des réseaux de résistance entiers), on envisage avec d’autant plus d’intérêt la lecture de cette bande dessinée issue de l’esprit fertile de David Brin (titulaire du prix Hugo, l’un des prix littéraires de SF parmi les plus respectés) et qui propose un futur alternatif original, inattendu et dans le même temps cohérent, inspiré par certaines croyances nazies (le néo-paganisme développé par Rosenberg et la société de Thulé notamment). Du reste, le scénariste n’est pas n’importe qui, et les amateurs de son cycle de l’élévation (chez J’ai lu SF), et de bonne science-fiction en général, apprécieront la BD.

Le principe de l’uchronie (on ne saurait trop recommander à ce sujet l’excellente étude d’Eric Henriet sur ce genre littéraire, L’Histoire revisitée, Encrage, 2004) étant de relire l’histoire à la lumière d’un fait nouveau, surnaturel ou non («et si…»), David Brin a donc imaginé dans une nouvelle (Les Américains n’ont pas Thor, Optah, 1987), une victoire des nazis secondés par les Ases, ces anciennes divinités nordiques. Thor et son marteau Mjolnir, Odin et tout le panthéon nordique, invoqués par des nazis occultistes, interviennent dans notre réalité aux côtés de ces derniers et bouleversent le cours de la guerre (en particulier le 6 juin, transformé en désastre), jusqu’à la conquête des Etats-Unis. La situation n’est pas grave, elle est désespérée ! On se croirait dans Blake et Mortimer et la trilogie de l’Espadon… Le nazisme, contaminé par la vieille religion nordique, conquiert peu à peu le monde. Heureusement, des résistances apparaissent, une réaction s’organise, et les religions entrent de manière efficace dans le conflit, par panthéons interposés. Surtout, dans cette partie d’échec métaphysique, un fou (ou un cavalier solitaire) répand une certaine anarchie dans les plans des uns et des autres : Loki, le tricheur, artisan du crépuscule des dieux, s’allie – semble s’allier – aux Américains. Est-ce Ragnarok qui se déroule sur Terre ? Est-ce la poursuite de la guerre mondiale dans le monde des Ases ? Et quelle est exactement la place de l’humanité dans ce conflit entre divinités qui menace la planète même ?

Sur ce scénario indéniablement original, Scott Hampton a réalisé un album assez réussi, au graphisme réaliste et sombre, souvent inspiré. Les dieux y sont à la fois très humains (dans leurs faiblesses) et indéniablement différents (ne serait-ce que par la taille et la typographie des dialogues «divins»). On est à la fois bien loin du Thor, héros de comics Marvel, et en même temps assez proche de cette conception de divinités – super-héros intervenant directement sur Terre. Cet album est une rencontre, celle d’un romancier de science-fiction imaginatif et d’un dessinateur original. Chacun a su s’adapter aux ambitions et aux visions de l’autre, et le résultat est un véritable roman graphique que les amateurs d’uchronie apprécieront tout autant que ceux de bonne BD américaine.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 09/06/2004 )
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