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Bande dessinéeet Chroniques - Autobiographie  

Jimi Hendrix - La Légende du Voodoo Child
de Martin I. Green et Bill Sienkiewicz
Delcourt - Contrebande 2004 /  19.95 €- 130.67  ffr. / 132 pages
ISBN : 2-84789-246-X
FORMAT : 21,5 x 29,5 cm

Une vie électrique

Biographie et neuvième art nous ramènent inévitablement à ces vieux albums anonymes sans style et au découpage peu inventif, censés relater en une quarantaine de planches l’incroyable destinée de Neil Armstrong ou les formidables aventures de Christophe Colomb en Amérique. Jimi Hendrix, La Légende du Voodoo Child est d’un tout autre acabit, et sa parution en France près de dix années après sa sortie américaine peut faire figure d’événement, puisque depuis le Elektra Assassin (Delcourt, 1989) écrit par Frank Miller, rien du travail de Bill Sienkiewicz n’avait été traduit.

En commençant à lire cet album, on peut d’abord s’étonner agréablement du choix de Martin Green pour faire parler Jimi Hendrix à la première personne. Le guitariste se raconte lui-même. L’exercice laborieux de la biographie illustrée est déjà habilement évacué, pour se transformer en une fausse autobiographie. Le pari était risqué, mais à la lecture de l’album, il est pleinement relevé. À travers les anecdotes connues, les témoignages, les recoupements, mais aussi ses textes de chansons et autres pensées gribouillées sur quelque carnet, Green se met véritablement à la place d’Hendrix et compose ainsi un texte sensible et qui sonne juste du début à la fin. Les puristes rappelleront qu’Hendrix était quelqu’un rempli de contradictions, et que l’on ne peut raisonnablement pas pouvoir affirmer qui il pouvait réellement être et ce qu’il pouvait penser. Mais qu’importe, l’histoire racontée par Green laisse suffisamment de zones d’ombres pour ne pas enfermer son sujet dans une interprétation définitive. Alors il est vrai que la question des drogues reste un peu évasive dans le texte, et que certains épisodes sont vite expédiés, voire oubliés, mais l’important reste avant tout de donner un aperçu de cette trajectoire fulgurante, aux trois-quatre années de gloire mondiale et à la fin trop vite arrivée.

À cette histoire d’une vie racontée de façon intimiste et passionnante, s’ajoute donc l’immense travail de Bill Sienkiewicz. Et ce qui fait de cet album une extraordinaire réussite vient évidemment avant tout du formidable talent du dessinateur pour mettre en images le parcours du guitariste.

À la fin des années soixante-dix, Sienkiewicz commence à travailler sur de classiques séries de super-héros tels Moon Knight et autres couvertures pour Fantastic Four. C’est en 1984 qu’il commence à donner libre cours à ses inventions graphiques excentriques et joue d’un trait particulièrement torturé avec la série New Mutants. Il est dès lors l’un de ceux qui vont faire considérablement évoluer les comics de héros en collants vers quelque chose de plus adulte et d’artistiquement novateur. On adore ou l’on déteste, mais le cas Sienkiewicz ne laisse personne indifférent, et c’est naturellement avec deux autres fortes personnalités de l’industrie du comic book, Frank Miller et Alan Moore, que Sienkiewicz pourra donner la pleine mesure de son talent (Elektra Assassin ou l’inachevé Big Numbers) et travailler ensuite lui-même sur des projets personnels (l’inédit Stray Toasters).

Qui d’autre que Sienkiewicz pouvait dessiner la légende de Jimi ? Certes, Moebius avait déjà œuvré sur le musicien (Emotions électriques, Le Castor Astral, 1999) en donnant une magnifique série d’illustrations à la gloire de l’artiste, mais son travail s’envolait, comme à l’accoutumée, hors des sphères du simple portrait pour laisser la part belle aux fantastiques visions et autres sentiments paroxystiques éprouvés à l’écoute de la musique d’Hendrix. Ici, il s’agit de représenter toute une vie réelle, de l’enfance à la mort prématurée en passant par des étapes aussi concrètes que le passage à l’armée ou la rencontre d’une fille. Là où Moebius était seul avec ses univers parallèles et autres déviations, il y a maintenant un texte à illustrer, et Sienkiewicz doit s’y plier. Le danger aurait été de laisser le discours conduire un découpage linéaire et didactique. Il n’en est rien : Sienkiewicz reste fidèle à lui-même et fait preuve, sur cette centaine de planches, d’une inventivité graphique qui semble ne jamais s’essouffler.

Tel un Norman Rockwell moderne, Sienkiewicz joue joliment de la caricature, de la déformation, sans jamais tomber dans le grotesque. À cheval entre hyperréalisme et expressionnisme, le style de l’artiste explose à chaque nouvelle planche et se joue des codes de la bande dessinée de façon toujours pertinente et efficace : collages, photographies trafiquées, jeu sur les teintes et les couleurs, pleines pages illustrées, ratures, déformations, répétitions, onomatopées stylisées à l’extrême… Les ressources dont use le dessinateur sont illimitées et parfaitement maîtrisées.

Et toute la force du travail de Sienkiewicz sur cet album tient au fait que, derrière l’esthétisme peaufiné de chaque dessin, se cache l’illustration même du bouillonnement électrique de Jimi Hendrix. Ce faux désordre dans le découpage, c’est bel et bien la tentative de retranscription des sons. La musique est là, posée sur papier. Les pages explosent de mille teintes différentes comme de violents larsens envoyés aux murs du studio, une image se transforme progressivement sous nos yeux, tel le passage d’un accord à un autre, naturellement. Il n’y a jamais eu d’effet de style gratuit chez Sienkiewicz, et plus encore dans cet album, c’est avant tout la quête de ces émotions particulières liées à la musique qui sous-tendent ces couleurs éclatantes et autres éclairs de lumière.

Alors, qui d’autre pour dessiner Jimi ? Personne évidemment, puisque Hendrix et Sienkiewicz sont finalement les mêmes ; deux artistes intransigeants, perfectionnistes, soucieux d’expérimenter, de chercher de nouvelles voies pour s’exprimer, d’user des techniques nouvelles pour pouvoir sortir tout ce qu’on a dans la tête. Et si, dans cette œuvre écrite à la première personne par Green, Sienkiewicz devient lui aussi le guitariste gaucher, alors il faut se rendre à l’évidence : cet album de bande dessinée restera la véritable œuvre posthume de Jimi Hendrix.

Alexis Laballery
( Mis en ligne le 09/02/2004 )
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