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Bande dessinéeet Chroniques - Autobiographie  

Journal d'un fantôme
de Nicolas de Crécy
Futuropolis 2007 /  24 €- 157.2  ffr. / 224 pages
ISBN : 2-75480-062-x
FORMAT : 20x27,5 cm

La voix de son maître

L’air de rien, dans son coin, Nicolas de Crécy n’en finit plus d’aligner les œuvres majeures, les livres importants qui marquent autant par l’intelligence du propos, la fantaisie des dialogues et des situations que par la beauté graphique toujours renouvelée, retravaillée. Après la trilogie du Bibendum céleste, les folles aventures de Super Monsieur Fruit, le cauchemar urbain et poétique Prosopopus, une série loufoque d’une belle fraîcheur (Salvatore) et une commande pour le plus grand musée du monde (Période glaciaire), ce Journal d’un fantôme s’ajoute brillamment à une bibliographie exemplaire tout en marquant une virgule, un temps d’arrêt pour un auteur qui s’autorise là une aparté ludique et poétique. Entre carnet de voyage, livre de bord, journal intime et recueil de croquis, cet album serait comme une étape nécessaire, reprendre son souffle avant de reprendre la route vers de nouvelles aventures. Ici, Nicolas de Crécy regarde dans le rétroviseur et se confie. Sauf qu’on n’est pas chez le premier venu et que se scruter le nombril avant de se le dessiner sous toutes les coutures n’est pas ce qui motive le plus l’auteur. Celui-ci est un farceur, un conteur, un inventeur et si les premières planches peuvent laisser penser que l’on va en effet suivre le parcours d’un dessinateur touriste en terre inconnue, le livre prend rapidement une autre direction. Je est un autre une fois pour toutes. Et de Crécy emprunte un chemin de traverse qui contourne les sentiers battus de l’autobiographie naïve pour, paradoxalement, creuser beaucoup plus en profondeur l’intimité d’un artiste et son rapport à la création.

À l’heure des blogs, des « moi je », et du quart d’heure de célébrité warholien devenu temps plein sans RTT, Nicolas de Crécy réalise donc le plus beau livre sur lui sans jamais finalement tomber dans l’énervant et vain narcissisme. Le miroir est une feuille de papier et le reflet est fait de lignes. Parce que, finalement, parler de lui revient avant tout à parler de ce qu’il sait faire le mieux, dessiner. Le dessin est donc le personnage principal de l’album, personnifié et mis en scène, et simplement là, présent dans tous les recoins de chaque planche, dans une gamme de styles allants du plus simpliste au plus élaboré.

La majeure partie du premier chapitre de ce Journal d’un fantôme avait été publiée dans le recueil Japon paru chez Casterman. On y suit le périple d’un dessin, créature graphique qui pense mais qui n’est pas encore tout à fait, accompagnée de son manager au pays du soleil levant et des mangas. Le dessin en question est pour le moment encore informe et connaît un trait hasardeux ; il est venu ici pour s’inspirer de ce qui se fait de mieux en matière de graphisme et de logo. Là, les nouveaux dieux, adorés des enfants et des grands, sont sur les bouteilles de jus de pomme et sur toutes les affiches. Leur trait est parfait, « simple et sans faiblesse » et il y a donc encore du travail pour le pauvre dessin en devenir avant d’atteindre ce niveau de perfection graphique : destiné à devenir le logo des J.O. de 2012 la forme informe a donc nécessairement besoin d’un peu de tenue. Son voyage lui fera croiser le chemin de quelques personnes qui l’aideront dans ce délicat apprentissage : entre un bonze fan de Mylène Farmer et un faux prêtre, il y aura aussi la rencontre avec un autre fantôme avec lequel le dessin, fugitif, sans forme et sans enveloppe partage quelques particularités.

Plus tard, dans l’avion qui retourne sur Paris, la création, un peu plus mûre mais pas encore prête, doit faire face à un voisin de fauteuil bavard et nerveux : Nicolas de Crécy himself, c’est bien lui cette fois, reprend le contrôle de sa créature graphique, et donc de son œuvre. Et, histoire d’oublier les heures de vol stressantes, le voilà parti dans ses souvenirs de voyage de l’autre côté de la Terre cette fois, lorsqu’il avait été dépêché par le magazine Géo pour réaliser un reportage en dessins sur la province du Pernambouc au Brésil. Un autre livre commence alors, même si les thèmes abordés dans la première partie sont à nouveau repris : on ne se débarrasse pas si facilement des fantômes et de ses obsessions. Ici, De Crécy reviendra sur une notion clé de son travail de dessinateur, à savoir le rapport à la réalité. Quelques mythes sont foutus par terre (le dessin d’après nature ou l’insupportable assemblée de gens qui se presse autour du dessinateur-reporter…), et des questions passionnantes sont posées, en même temps que chaque case, toujours juste et belle, montre l’exemple, « illustre » le propos. Et le reportage que De Crécy aurait voulu faire à l’époque se retrouve finalement dans ces pages : voici la rencontre avec un artisan malicieux et minutieux, créateur de petites figurines qui fascinent le dessinateur.

Enfin, dans une dernière pirouette, le créateur et sa créature se retrouveront dans des montagnes russes sans rails, mais dans les airs et portés par les vents ; l’occasion d’une ultime confrontation où tout est finalement à nouveau remis en question : « Ne me dites pas que vous avez cru à mes salades ?» s’exclame l’auteur en ramassant ses affaires, prêt à rentrer chez lui… Ainsi, toutes ces confidences auraient autant de l’art que du cochon. De Crécy s’amuse, se livre avant de se défiler, ne se prend jamais au sérieux et fait de ce moment de lecture une jubilation constante, pleine de traits d’humour, d’esprit, et d’encre.

On l’aura compris, Journal d’un fantôme n’est vraiment pas un album comme les autres. Du journal intime il possède la structure un peu décousue, le côté déconstruit et un peu fourre-tout dont on se dit qu’il ne sera jamais l’objet d’observations méticuleuses. De l’essai, il a l’intelligence et l’envie de raisonner, de débattre.

Un livre sur le dessin donc autant que sur la bande dessinée (les dessins qui se suivent et s’effacent au fur et à mesure de la lecture), déroulant dans l’air une histoire de rencontre entre l’artiste et son œuvre, dialoguant, se toisant, s’énervant l’un l’autre, avant de trouver un terrain d’entente là-haut dans le ciel au-dessus des montagnes, loin de toute préoccupation terrestre. Le dessin finira par écouter la voix de son maître, celui-ci ayant finalement repris le contrôle sur son œuvre. Jusqu’à la prochaine fois…
Passionnant d’un bout à l’autre et complètement original, fait d’un peu de çi et d’un peu de ça, Journal d’un fantôme a tout du livre-collage où les idées fourmillent et où l’on aime se perdre entre deux pages, entre deux cases, entre deux lignes. Et sans doute encore, lors d’une énième relecture, y découvrir une nouvelle idée, un nouveau fantôme caché là, dans l’ombre blanche du papier.

Alexis Laballery
( Mis en ligne le 14/03/2007 )
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