L'actualité du livre
Bande dessinéeet Aventure  

Corto Maltese en Sibérie
de Hugo Pratt
Casterman 2001 /  22.9 €- 150  ffr. / 128 pages
ISBN : 2-203-34422-9
FORMAT : 23 X 31

Oulan Bator avant l’heure

Le plus désagréable dans l'art contemporain, depuis un demi siècle, c'est l’impossibilité de le lire sans s'être auparavant farci la moitié de l'oeuvre de Heidegger. C'est une des chances qui ont permis à la bande dessinée de s'imposer comme le grand art graphique populaire du siècle précédent : le génie, ou plus souvent le talent, s'y offrant au tout venant, fût-il à demi illettré, sans passer par l'intermédiaire d'un musée ni d'une grille d'interprétation.

On pourrait pourtant voir dans Corto Maltese, maintenant que Pratt est mort, un héros heideggerien. Pour dire les choses plus simplement, constatons que Corto, refusant l'inauthenticité d'une vie banale, choisit en permanence de vivre dans le souci. Héros post-moderne donc, et non plus héros romantique, non pas en quête d'un idéal, mais se projetant sans cesse dans cette attente de la mort, comme "possibilité absolument propre, inconditionnelle, indépassable"(L'Etre et le temps). Ne le voudrait-il pas que son double diabolique, Raspoutine, le lui rappellerait sans cesse ("j'aurais pu te tuer", lui fait-il remarquer à chacune de leurs rencontres).

C'est à cette façon radicalement nouvelle - pour un héros de bande dessinée - de s'inscrire dans le temps que le "gentilhomme de fortune" doit sa place particulière dans la mythologie du XXe siècle. Le temps pour lui n'est plus une donnée imposée de l'extérieur et passivement subie, pas plus qu'il ne se parcourrait, image déformée de l'espace, dans une quête sans fin d'aventures. L'existence de Corto est historicité, et c'est bien pour cela que l'histoire officielle n'a conservé aucune trace de lui : il n'en est pas un acteur, il est l'Histoire.

Et comme chacun sait, celle-ci ne ressert jamais deux fois le même plat. Ce que Casterman, gestionnaire avisé de son fonds de commerce, oublie judicieusement en nous proposant cette réédition de Corto Maltese en Sibérie (1979). Le prétexte de la mise en couleurs ­ habile mais tellement incongrue face aux planches conçues en noir et blanc par Pratt - est difficilement recevable. La couverture se garde d'ailleurs bien d'être coloriée. Les 19 pages de préface, en revanche, superbement illustrées d'aquarelles originales et de documents d'époque, justifie pleinement cette luxueuse édition. On y constatera donc, photos à l'appui, que les partenaires de Corto dans cette partie de campagne mongolienne ont, eux, laissé des traces ­ et leurs portraits ­ dans l'histoire. Ils ont pour nom Ungern-Sternberg, Soukhé Bator, Kolchak ou Semenov. Baron balte, bolchevique, amiral ou attaman des cosaques, tous ils ont écrit une page nouvelle et confusément héroïque de l'histoire. Corto, seul, l'a vécue.

Nicolas Balaresque
( Mis en ligne le 19/04/2001 )
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