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Bande dessinéeet Humour  

La Grosse Tête - Le Spirou de... (tome 8)
de Pierre Makyo , Toldac et Téhem
Dupuis 2015 /  14.50 €- 94.98  ffr. / 72 pages
ISBN : 978-2-8001-5656-9
FORMAT : 23,5x31,2 cm

Spirou et les lunettes noires

Le Bretzelburg a subi un coup d'état ! Spirou et Fantasio décident de se
lancer dans le théâtre pour venir en aide aux réfugiés du petit pays. Mais
avec le succès viennent rapidement l'orgueil et la jalousie.
À l'origine, les one-shot de Spirou avaient pour vocation de
présenter des aventures modernes et indépendantes, en marge de la série
principale. Pourtant, la nostalgie aidant, la collection s'est très vite
spécialisée dans deux directions différentes : soit revisiter le
Spirou des premières décennies, celui de Jijé et des débuts de
Franquin, soit synthétiser les éléments de la période classique. C'est cette
seconde voie que suivent Makyo, Toldac et Téhem. Comme Le Tombeau des
Champignac
ou Panique en Atlantique, La Grosse Tête
renvoie au Franquin des grandes années.

Contrairement à un résumé de l'éditeur repris ici ou là, on n'a pas vraiment
l'impression de lire une « variation autour d'un album mythique de la série
». La Mauvaise Tête n'est évoquée ici qu'au milieu de nombreuses
autres références : Seccotine est aussi mauvaise conductrice que dans Le
Nid des Marsupilamis
, Fantasio s'enrhume en hommage au Voyageur du
Mésozoïque
, les héros tournent une adaptation du Prisonnier du
Bouddha
, Champignac et la Turbotraction apparaissent de façon
récurrente, et enfin l'intrigue offre surtout une suite à QRN sur
Bretzelburg
. Mais ce choix n'est pas illogique : si La Mauvaise
Tête
garde une forte renommée dans l'esprit des lecteurs de Spirou – le
récent Petit Livre de la bande dessinée d'Hervé Bourhis et Terreur
Graphique le qualifie de « meilleur Spirou ? » - c'est essentiellement pour
les deux séquences magistrales du Tour de France et de la falaise. Or les
principaux acquis du passage de Franquin sur la série sont ailleurs : dans
un mélange de fantaisie et de modernité, dans un casting de personnages
inoubliable, dans un épanouissement narratif du gag jusqu'à en faire un
motif de suspense. Toutes choses qui intéressent bien sûr les auteurs
d'aujourd'hui, et que Makyo, Toldac et Téhem recherchent donc dans un album
qui se veut actuel autant qu'hommage.

Parfois proche de la parodie, La Grosse Tête multiplie à loisir les
trouvailles et les petits détails amusants, de Spip en laisse dans le parc
aux publicités sur les chars bretzelburgeois. On y trouvera aussi de
nombreuses références à la scène médiatique contemporaine, comme si Spirou
n'était plus, finalement, qu'un objet dans la culture pop. Une des
nombreuses bonnes idées du trio est de jouer sur l'opposition entre Spirou
et Fantasio. Au lieu de concentrer les défauts sur le second, ils
travaillent la concurrence des héros en faisant faire au groom, pendant une
bonne partie de l'histoire, les reniements les moins admirables. Un choix
plus original, presque sacrilège. Cynique et grinçant, le scénario dépeint
une société hypocrite où seul un vernis fragile permet de donner l'apparence
de la civilisation. Ici, tout n'est que flash et paillettes ; comme si à
vouloir moderniser l'univers de Franquin, on avait tout perdu de son
innocence originelle.

Cette vision pessimiste est paradoxalement camouflée par le dessin de Téhem,
qui s'éloigne de la tradition de Franquin pour atteindre un grotesque bon
enfant. Le dessinateur a souvent prouvé dans ses propres séries son goût
pour l'humour noir, et les strips qu'il propose en bonus de l'album sont à
eux seuls des bijoux, mais il sait le déguiser sous une apparence de bonne
humeur, quoique le rictus soit souvent plus de mise que le rire jovial. On
peut trouver curieux son graphisme populaire, presque vulgaire, monté en
écrin dans un bel objet-livre luxueux. Et en effet, l'auteur de Malika
Secouss
et Zap Collège détonne à côté des élégants graphistes qui
l'ont précédé dans la collection. Mais c'est encore une façon de dénoncer le
jeu des apparences, et de s'amuser de ces personnages qui ne veulent rien
tant, finalement, qu'être les héros de leurs propres aventures.
En jouant avec les conventions du genre, Makyo, Téhem et Toldac réalisent un
album non seulement dense et sympathique, mais surtout impertinent.

Clément Lemoine
( Mis en ligne le 28/03/2015 )
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