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Bande dessinéeet Humour  

Une tragédie américaine
de Kim Deitch
Denoël - Graphic 2004 /  23 €- 150.65  ffr. / 158 pages
ISBN : 2-207-25541-7
FORMAT : 17 x 22 cm

Silly symphony

Issu du milieu de la bande dessinée underground américaine de la fin des années soixante, Kim Deitch réalisait il y a une décennie trois histoires qui composent en 2002 le recueil The Boulevard of broken dreams. Rebaptisée Une tragédie américaine dans cette belle édition française, cette œuvre restera sans doute comme le livre le plus ambitieux de Deitch. Car à travers la destinée d’un modeste créateur de cartoon, c’est tout le monde de l’animation de 1916 à nos jours qui est soigneusement observé et allègrement critiqué.

On suit ainsi près de quatre-vingts années de la vie de Ted Mishkin, enfant rêveur, puis animateur de studio qui se fera manger par les plus gros, les plus forts. Mishkin est un poète, un créateur intègre et naïf qui travaille sur ses dessins avec passion et honnêteté. Aussi lorsque le studio Fontaine pour lequel il officie décide de changer son fusil d’épaule et de rendre ses films plus mielleux, à la manière de ceux de Disney, le coup n’est pas facile à accuser pour Mishkin. Le parcours du jeune artiste au pays des requins devient alors une véritable descente aux enfers, une déchéance qui semble ne plus avoir de fin.

Deitch raconte cette histoire avec une sensibilité qui n’est pas sans rappeler celle dont faisait preuve un autre trublion du comic indépendant lorsqu’il parlait du blues, Robert Crumb. La nostalgie est la même, et la traversée du siècle ne se fait pas sans certains désagréments et vaines colères. La vision qu’offre Deitch du monde de l’animation est tout à la fois empreinte de cynisme et d’un amour du métier qui persiste malgré tout. Et lorsque, finalement, les personnages de cartoon sont plus présents dans les supermarchés et les parcs d’attractions que dans les salles de cinéma, c’est toute la société du profit que Deitch pointe du bout de son crayon.

Malgré tout, Une tragédie américaine est loin d’être un mélo ou un drame réaliste. Kim Deitch n’oublie pas d’amuser (même si le rire est ici souvent jaune) et d’inventer. Graphiquement, ses pages au style faussement rétro sont dynamitées par tout un réseau complexe de hachures et l’obsession d’un découpage tout sauf linéaire. Lorsqu’il s’agit par exemple de représenter un film d’animation, les personnages du cartoon envahissent la planche, se cognent, se croisent et font de la page un joyeux champ de bataille où le blanc n’a plus sa place. Comme si Deitch voulait à tout prix, usant de tous les moyens graphiques qu’il a à sa disposition, contredire la fixité inhérente de la vignette pour la rendre mouvante.

Mais c’est surtout avec le personnage de Waldo qu’Une tragédie américaine s’inscrit dans toute une (contre-)culture d’une bande dessinée farouchement déjantée, et toujours profondément orientée vers l’esprit du comic américain des années soixante-dix. Waldo, sorti tout droit d’une épaisse fumée de marijuana selon les propres dires de Deitch, c’est le chat rigolard, un peu pervers, et méchamment drôle. C’est le double maléfique de Félix, le cousin germain de Fritz the Cat… Dans cet album, Waldo est d’abord le compagnon imaginaire issu du cerveau de Ted enfant ; mais la chimère va devenir plus que réelle au point de mener la vie dure à son créateur devenu trop faible pour lutter, et voler finalement son indépendance pour harceler d’autres esprits.

Narrateur toujours inventif, Deitch compose son histoire de façon faussement désordonnée. Il passe d’une époque à une autre, joue sur les flash-backs et donne à une même scène différents points de vue. On découvre ainsi peu à peu toutes les facettes d’une histoire haute en rebondissements. Première traduction en France de cet auteur prolifique, Une tragédie américaine (dotée d’une amusante couverture animée) est une grande réussite éditoriale. Un petit bijou de bande dessinée joyeusement contestataire où le rêve américain, une fois de plus, se prend les pieds dans le tapis.

Alexis Laballery
( Mis en ligne le 06/02/2004 )
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