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Entretien avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer



- Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, L'Ethique animale, PUF ("Que Sais-Je ?"), Janvier 2011, 127 p., 9 €, ISBN : 978-2-13-058445-2

Welfarisme, conséquentialisme, spécisme, pragmatisme...

Docteur en sciences politiques et en philosophie, maître de conférences en relations internationales au sein du département de War Studies de King’s College London, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer vient de publier un "Que Sais-Je ?" consacré à l'éthique animale. A cette occasion, notre collaborateur a posé à l'auteur quelques questions.


Parutions.com : Qu'est-ce qui explique le développement de l'éthique animale dans le monde anglo-saxon et sa relative méconnaissance sur le vieux continent ?

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : Il faut d’abord dire que le «vieux continent» n’est pas non plus un ensemble homogène et que l’éthique animale est par exemple plus développée en Allemagne qu’en France. Mais le fait est – c’est incontestable – que la réflexion sur le statut moral des animaux est dans les pays anglophones plus riche, plus systématisée et surtout davantage prise au sérieux. Il y a des raisons diverses à cette différence. D’abord, des raisons philosophiques : si l’éthique animale s’est moins développée dans la philosophie continentale c’est parce qu’elle a été et est encore freinée par l’humanisme, qui est par définition anthropocentriste. L’humanisme, cartésien puis kantien, est encore très puissant en France et domine la philosophie officielle, celle enseignée à l’université où l’éthique animale est pour cette raison très rare. Tandis que, dans le monde anglophone, dominé plutôt par la tradition utilitariste, on peut poser la question du statut moral des animaux sans avoir l’impression d’écorner ce que Ferry appelle «L’homme-dieu». On peut donc travailler sur l’animal comme sur n’importe quel autre objet philosophique, sans se faire accuser de crime de lèse-humanité. Il y a en outre des raisons plus spécifiques qui expliquent le retard français : des raisons culturelles (le rôle identitaire de la gastronomie, les «exceptions culturelles» comme la corrida ou le foie gras) et politiques (l’importance du secteur agricole, la puissance des lobbys de l’industrie agro-alimentaire, la surreprésentation des chasseurs au parlement et des aficionados au gouvernement).

Parutions.com : L'éthique animale a-t-elle eu un réel impact politique et législatif ?

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : Historiquement et par définition, oui, puisque toutes les lois de protection animale depuis le XIXe siècle étaient des idées avant d’être des lois, des idées qui paraissaient d’ailleurs saugrenues à la majorité de la population et qui étaient défendues par une poignée de théoriciens et de militants. Il est évident, toutefois, que cette évolution est extrêmement lente et qu’elle est même parfois contrebalancée par d’autres forces, notamment économiques. La révolution industrielle, en permettant le développement de la zootechnie qui considère les animaux d’élevage comme des machines à produire et cherche à améliorer leur rentabilité, a considérablement freiné l’impact politique et législatif de l’éthique animale en donnant aux décideurs des raisons de ne pas améliorer le bien-être animal. Mais il y a un effet boomerang, car l’élevage industriel et ses excès sont également ce qui motive la majorité des acteurs de l’éthique animale et des militants, et indigne une grande partie de la population. Les politiques se retrouvent alors pris entre la pression des industriels et, j’allais dire, le sens de l’histoire – puisqu’il est évident que les abus d’aujourd’hui seront condamnés demain. Les plus courageux sont ceux qui n’attendent pas le dernier moment pour le faire. J’ajoute un conseil à l’attention de nos dirigeants et à l’approche de l’élection présidentielle : il ne faut pas sous-estimer la puissance de la question animale dans l’opinion publique. L’éthique animale n’est pas qu’un débat entre intellectuels, elle est une question de société et celui ou celle qui aura le courage de défendre les intérêts des animaux en même temps que ceux des humains recueillera de nombreux suffrages.

Parutions.com : A ma connaissance, si l'on excepte le philosophe John Baird Callicott et l'écrivain Wendell Berry (encore sont-ils plutôt welfaristes), il existe peu de points de contact entre l'éthique animale, d'une part, et l'éthique environnementale et les idéologies écologistes, d'autre part. On constate même un véritable abîme entre les convergences sociologiques, de terrain (le fait que de nombreux militants animalistes soient aussi des militants écologistes), et les justifications, les imaginaires respectifs de l'animalisme et de l'écologisme. Comment l'expliquer ?

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : Sans doute par une différence fondamentale qu’aucun rapprochement ne peut dissimuler : les animalistes font de la souffrance un problème et c’est la raison pour laquelle ils se limitent aux individus (car seuls les individus souffrent, pas les espèces ou les écosystèmes), et certains d’entre eux font également de la mort un problème puisqu’ils accordent une valeur inhérente à la vie, tandis que les écologistes considèrent que la souffrance et la mort sont «normales» parce qu’elles font partie de la nature et ils peuvent donc avoir une perspective plus large. Mais la diversité au sein même des animalistes est telle qu’une partie d’entre eux peut se rapprocher des thèmes écologistes. Si, d’un côté, on ne considère pas qu’il est mal «en soi» de tuer un animal, parce qu’on ne sacralise pas la vie, si l’on ne place pas l’homme en dehors de ce qu’on appelle la nature, si l’on assume donc son rôle de prédateur et si, d’un autre côté, on cherche à minimiser la souffrance des animaux, y compris en abolissant un certain nombre de pratiques, je ne vois pas pourquoi les deux approches seraient incompatibles. L’animalisme et l’écologisme sont deux cercles sécants : ils ont certes des parties propres, ce qui signifie qu’une partie des théoriciens et des militants de l’animalisme ne peut pas comprendre l’écologisme et vice-versa, mais aussi une partie commune, où l’on peut coïncider.

Parutions.com : L'éthique animale abolitionniste pose des questions assez semblables à celles posées à l'écologie profonde : si les animaux et/ou la nature deviennent nos égaux, comment partager l'espace et le temps avec eux ? Comment accorder les différences ? Les animalistes abolitionnistes ont-ils déjà tenté d'imaginer comment fonctionnerait une société antispéciste, d'égalité homme/animal ? Existe-t-il des fictions qui l'envisagent, des utopies qui répondent aux satires agressives (comme celle du dessin animé South Park) ?

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : Il y a plusieurs éléments à clarifier pour pouvoir répondre. D’abord, dire que les animaux deviennent nos égaux peut prêter à confusion et les détracteurs des animalistes ont alors beau jeu de dire qu’ils veulent traiter les animaux comme des hommes, ou leur donner les droits de l’homme. C’est une caricature et il est important de le rappeler : il ne faut pas confondre l’égalité de considération et l’égalité de traitement. Avoir la même considération pour les intérêts d’un cochon et d’un homme n’implique pas d’apprendre à lire au cochon, ou de lui donner le droit à la propriété privée, mais simplement de le laisser avec d’autres cochons (puisque c’est un animal grégaire) dans un espace suffisamment grand ou il peut exprimer un comportement naturel. Le cochon et l’homme n’ont pas les mêmes intérêts, donc une considération égale pour des intérêts différents commande des traitements différents. Lorsque vous parlez d’une société dans laquelle les animaux «deviennent nos égaux», c’est ainsi qu’il faut le comprendre : comme égalité de considération des intérêts, pas de traitement.

Ensuite, ce n’est pas la même chose de dire que cette société serait abolitionniste et qu’elle serait antispéciste, puisqu’il y a des antispécistes welfaristes, comme Peter Singer par exemple. Si l’on parle d’une société antispéciste au sens welfariste, qui n’exclut pas l’alimentation carnée ni l’expérimentation animale à condition qu’elles puissent se faire sans souffrance, ce n’est a priori pas une utopie impossible, sauf bien entendu si l’on part du principe que tout élevage, abattage et expérimentation impliquent par définition de la souffrance. Si en revanche on parle d’une société abolitionniste, d’une société végane qui n’exploiterait aucun animal, alors nous sommes plus clairement dans l’utopie absolue si l’on pense pouvoir généraliser ce modèle à l’échelle de la planète ou même d’un nombre important de personnes. Certains peuples, comme les Jains, les Todas et les Bishnoi, ont une relation beaucoup plus égalitaire, ou antispéciste, avec les animaux et sont donc la preuve que c’est possible, mais ce sont des exceptions locales qui ne peuvent pas servir de modèle à une réforme de notre mode de vie occidental.

Quant à la présence de ces utopies dans la fiction, c’est une question intéressante mais, n’étant pas abolitionniste moi-même, je suis assez peu familier de cette littérature. Enrique Utria (Université de Rouen) a travaillé dans un texte inédit sur l’hypothèse que le mythe de l’âge d’or ou du règne de Kronos, tel qu’on le trouve par exemple chez Platon, pouvait être une utopie de société végétarienne (mais pas antispéciste au sens où on l’entend aujourd’hui). Plus près de nous, il arrive que certains auteurs fassent preuve d’imagination, par exemple dans le recueil Utopia today - reality tomorrow - A vegetarian world (2006), dont certaines contributions s’intitulent «Flashback depuis le futur - Aujourd'hui, nous avons presque oublié l'époque où, jour après jour, des millions d'animaux étaient tués» ou «A quoi ressemblerait le monde sans viande ?». Mais ces initiatives restent marginales et, à ma connaissance, il manque effectivement des grandes fictions montrant qu’un autre monde est possible.

La population a des doutes et des craintes légitimes quand on évoque ne serait-ce que l’abolition de l’élevage industriel. Elle veut savoir ce que cela impliquerait globalement, pas seulement pour les animaux mais aussi en termes de pertes d’emploi par exemple. Il faut répondre à ces questions précises en imaginant un futur meilleur pour tous.

Parutions.com : Vous évoquez, à la fin de votre ouvrage, le développement d'une éthique animale pragmatique ; quelles en seraient les bases ? Des auteurs y travaillent-ils ?

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : Quelques auteurs y ont en effet travaillé dans un livre (dirigé par Erin McKenna et Andrew Light, Animal pragmatism: rethinking human-nonhuman relationships, Indiana University Press, 2004), mais cela reste embryonnaire en vertu même des limites du pragmatisme, que j’ai tendance à considérer non pas comme une théorie à proprement parler mais comme une approche, voire une attitude. Le welfarisme est par définition pragmatique. L’abolitionnisme ne l’est pas forcément (je distingue dans le «Que sais-je ?» entre des abolitionnistes welfaristes et des abolitionnistes anti-welfaristes : les premiers sont pragmatiques, les seconds ne le sont pas).

Le pragmatisme est par définition l’attitude qui vise l’action, qui accorde davantage d’importance à la pratique qu’à la théorie, et aux résultats qu’aux principes. En ce sens il est clairement utilitariste et conséquentialiste et s’oppose au déontologisme. Pour les auteurs du livre ci-dessus, Francione incarne l’adversaire-type du pragmatisme, le contre-exemple parfait. Parce qu’il refuse tout compromis, même si cette intransigeance conduit à une «politique du pire», comme celle qui consiste à dire qu’il vaut mieux ne pas améliorer le bien-être des animaux d’élevage car cela pourrait conforter l’idée que leur exploitation est acceptable et donc réduire les chances de l’abolir à long terme.

Je défends le pragmatisme mais je ne pense pas qu’on puisse développer cette attitude en véritable théorie ou courant. Elle est plutôt la conséquence pratique, la manifestation visible, de positions plus fondamentales que sont le welfarisme et le conséquentialisme.

Entretien mené par Frédéric Dufoing
( Mis en ligne le 01/03/2011 )
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