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Entretien avec John Scheid Entretien avec John Sheid Parutions.com : Votre recherche porte principalement sur «la religion des Romains», comme lindique le titre de lun de vos ouvrages. Pourquoi avoir choisi ce thème ? John Scheid : Je travaille en effet sur la religion ou plutôt les religions de Rome car il y en a une multitude. Jai choisi ce sujet non pas tant parce que le religieux mintéressait particulièrement encore que javais eu, par un parcours personnel, une sorte dhabitude à observer le religieux que parce quil me permettait danalyser la société et les institutions romaines. Pendant mes études, javais pu constater quil y avait d'un côté les historiens de la religion et les historiens de Rome ou de la Grèce de lautre, mais avec peu de contacts entre eux. En général, les deux milieux signoraient, sauf un certain nombre de savants qui essayaient de les réunir. Jai essayé de faire cela : une sorte dunion des deux problématiques au centre de mes recherches. Je voulais répondre à des questions générales sur Rome, en utilisant la religion. Pourquoi la religion ? Dune part, pour une raison très «pratique» : la religion a laissé beaucoup de sources, de témoignages, à commencer par les monuments et les inscriptions ; la plupart de celles que nous connaissons sont dune manière ou dune autre liées au religieux, quil sagisse des morts et du culte des morts, des dédicaces, des «lois sacrées». Il y a un énorme matériel qui na pas toujours été commenté comme il le fallait, cest-à-dire dun point de vue plus général. De lautre côté, jai peu à peu compris que les religions de lAntiquité et notamment la religion romaine étaient liées intimement au fonctionnement institutionnel de la société et de lEtat, et que cétait ainsi une fenêtre directe sur le cur même de ces institutions. Car quand on parle des religions romaines, on parle des relations des Romains quil sagisse des individus, des communautés, ou de lEtat avec leurs dieux ; on touche donc à la substance dune fonctionnement sociétal et institutionnel. Parutions.com : Vous avez beaucoup travaillé sur une source un peu particulière, les «Actes des Frères arvales». Quel est ce document, et quest-ce qui vous amené à vous y attacher plus particulièrement ? John Scheid : Jétais un étudiant qui avait lu beaucoup dauteurs classiques, et jétais nourri des traditions sur la vie publique romaine, sur les sénateurs notamment, et sur la vie de lEtat ; dautre part, javais appris à lire les documents religieux. Mais je crois quil y a eu un moment très précis, un déclic, quand jétais en maîtrise. Je suis passé un jour à lEPHE où jallais à un cours dépigraphie romaine donné par H.-G. Pflaum. Là, japprenais justement à mieux comprendre la haute administration et la haute élite romaines ; jai vu alors le nom dun auteur qui enseignait un cours de religion romaine à la 5ème section. Comme je connaissais ce nom - il s'agissait de R. Schilling -, par curiosité, je suis allé voir. Il nous a distribué des photos des Actes des arvales. Et là, jai découvert un document tel que je lavais rêvé : des protocoles de célébrations religieuses, dune confrérie de prêtres de lEtat romain, qui, chaque fois quils célébraient un rite ou quils prenaient une décision, faisaient consigner sur une tablette le compte rendu de ce quils avaient fait. En même temps, ils avaient eu lidée merveilleuse pour nous den transcrire une copie sur les murs dun monument de leur lieu de culte. Par un deuxième miracle, ces protocoles nous sont en grande partie parvenus. Je trouvai là des données très intéressantes, sur la religion, sur la vie de lEtat, et surtout, ce qui mintéressait à lépoque, des listes des prêtres présents. Ce qui a déterminé mon sujet de «doctorat de 3ème cycle», comme on disait alors. Je voulais faire létude de la haute élite romaine, mais je cherchais un sujet. Or javais là le recrutement, la composition du collège des Frères arvales, et sa variation au cours de lhistoire. Quand jai appris à travailler sur ces documents, jai découvert que javais trouvé une mine dor ; et je nai cessé dexploiter ce filon, du point de vue prosopographique : létude des personnalités qui firent partie pendant trois siècles de ce collège sacerdotal, le mieux attesté parmi ceux qui existent. Dautre part, jai vu ce quils faisaient, et jai pu commencer à mintéresser aux rites de la religion dEtat. Le livre qui vient de paraître [Quand faire, cest croire les rites sacrificiels des Romains] contient au début un résumé de mes conclusions sur létude de ces protocoles dun point de vue sacrificiel. Enfin, jai découvert aussi en allant à Rome que le lieu de culte, qui est situé dans lactuelle banlieue lointaine de la Ville, était totalement inconnu et en passe dêtre détruit. Jai ressenti un enthousiasme assez fort tout ce champ qui souvrait devant moi et jai commencé ainsi toute ma carrière scientifique et professionnelle. Parutions.com : Un grand nombre de vos prédécesseurs des «historiens de la religion», comme vous dites , sattachaient à préciser le contenu de la religion de Rome. Ils cherchaient des dogmes, des essences, ce qui pour nous paraît à première vue le plus important dans les questions religieuses : étudier davantage le «fond» supposé de la religion que sa «forme». Vous avez fait linverse : vous avez analysé la «forme», cest-à-dire le rite jusque dans ses moindres détails. Pourquoi ce choix ? John Scheid : Je dirais quil y a deux raisons. Dune part, je viens dun pays catholique, jai fait mes études dans un lycée catholique, et jai donc pu observer de prés le fonctionnement dune confrérie sacerdotale et voir que, entre le discours théologique et la pratique religieuse, il y avait une différence réelle. Puis jai lu les historiens, les sociologues, et réalisé quil y a deux approches possibles de la religion mettons du catholicisme. Dune part, on parle du catholicisme tel que les dogmes et lautorité romaine limposent et veulent limposer, qui est un idéal plus quautre chose ; dautre part, ce que les catholiques essaient de faire ou ne font pas. Or javais été très perturbé un jour (ou heureux, parce que je trouvais là la conclusion de mes propres méditations), en lisant dans un journal catholique les résultats dune enquête réalisée à la sortie de léglise le dimanche : celle-ci comportait des réponses hallucinantes sur le catéchisme, sur les dogmes mêmes, pas sur des détails, mais sur le fondement même, le socle, de la foi chrétienne. Cela mavait révélé qu'il y a bien une pratique d'une part, et le dogme de l'autre. La deuxième raison, cest que jai appris avec quelques maîtres à découvrir que la religion romaine ne connaissait pas de dogme. Ou que sil y en avait un, cétait justement la pratique : ce quil faut faire, à tel moment, de telle manière, et par telle ou telle personnalité suivant le contexte. Il ny avait pas dautorité centrale de la religion romaine, mais une série de petits systèmes religieux qui se juxtaposaient, et personne, aucun grand prêtre, navait la haute main sur tout cela. Si quelquun avait une autorité religieuse englobante, cétaient les consuls, lautorité civile suprême. Mais de quoi soccupaient-ils ? Du maintien de lordre. Quand une communauté religieuse dépassait les bornes et commençait à importuner ses voisins, à donner loccasion de troubles, quand il y avait des pogroms aussi, des difficultés entre communautés, cest là que commençait à intervenir lautorité civile. Mais vous voyez que lon est totalement en-dehors du cadre de ce que nous appellerions aujourdhui «lautorité religieuse». Ce sont donc ces deux découvertes qui mont incité à me concentrer sur la pratique. Une qui tient à lobjet même, puisque cest comme cela que fonctionnaient les religions romaines si vous cherchez à savoir quelque chose sur le fond, nos sources ne vous diront rien ; elles ne parlent que de gestes, de règles, de traditions, de jurisprudences rituelles. Et pour le reste, il y a aussi le résultat de mes propres observations qui me montraient que dans toutes les religions, la pratique était au moins aussi importante que le fond. Parutions.com : Le sens des rituels des religions à Rome nest pas toujours précisé. Comment le trouver, le déchiffrer ? John Scheid : Le premier sens dun rituel, je dirais que cest ce qui permet de le répéter. Il y avait des traditions orales qui dictaient ces règles, et le fonctionnement de ces sociétés, qui navaient pas de constitution, dévangile, de décalogue, est un mystère : comment cela fonctionnait-il ? Tout le monde se transmettait un certain nombre de modes opératoires (par exemple, un sacrifice, à telle occasion, se fait comme ceci ou comme cela), dans les familles, comme dans lEtat (il y avait des appariteurs, des traditions et des «bouchers sacrificiels» qui véhiculaient une bonne partie du savoir). Cétait donc la première chose à savoir : comment perpétuer le rite. Ce qui explique dailleurs sans doute que les rites évoluaient très lentement, comme évoluent les traditions rituelles au gré des jurisprudences ou des difficultés qui pouvaient se poser. Par exemple, avec les changements alimentaires, on observe de petites modifications : jusque vers 200 avant J.-C., les Romains mangeaient de la bouillie de céréales ; cest après quils ont commencé à panifier le blé. Alors dans la religion, ils ont utilisé les deux, suivant une sorte de jurisprudence pratique. La deuxième chose, cest que ces rites ont toujours un sens. Il y a un sens implicite, que les Romains comprenaient de la même manière que nous : par exemple, ils savaient que sacrifier signifiait «partager un aliment avec une divinité» - partage au cours duquel, dune part, la prééminence, limmortalité et la supériorité de la divinité étaient solennellement proclamées par les autorités les plus marquantes de la communauté en question, et où dautre part, une proximité avec les dieux, entre les dieux et les humains, était mise en scène. Le sacrifice était le cadre de louverture dun dialogue avec les immortels. Jai donné une définition très schématique dun sacrifice, mais cela, tous les Romains le comprenaient. Mais ce qui les distingue de nous, qui avons la tête forgée par presque deux millénaires de judéo-christianisme, cest que pour eux, cette interprétation du sacrifice (qui pour nous est la vraie, «celle qui nous met en rapport avec la divinité»), est une interprétation comme une autre. Ils ne sont pas obligés de donner un sens philosophique ou théologique de leurs rites. La seule chose qui compte, cest faire. Cicéron, dans les livres quil a écrits à la fin de sa vie pour «instruire la jeunesse», présente plusieurs opinions sur la divination ou même sur lexistence des dieux. Dans ce débat contradictoire entre plusieurs personnes, lune est très traditionnelle, croit que les dieux interviennent partout ; un autre interlocuteur, épicurien, doute totalement que les dieux soccupent des humains ; et puis il y a laristotélicien qui hésite, qui dit quil ne sait pas et narrive pas à se faire une idée. Mais la conclusion, Cicéron la donne très clairement : de toute façon, plus que nos discussions, ce qui compte, cest que les fêtes se fassent à tel moment, de telle manière cest-à-dire, le rituel en soi. Les Romains ne choisissent pas ; mais à chaque fois quils voient un rite, ils sont capables de produire soixante-dix interprétations, et le signe dintelligence et de compétence, de piété même, consiste à en trouver une soixante et onzième, de trouver un nouveau moyen pour trouver du sens nimporte quel sens dans les rites. Ainsi, Varron ou Ovide donnaient des interprétations fondées par exemple sur des étymologies fantaisistes, dune façon qui a scandalisé nos philologues, au 19ème siècle, et même jusquau 20ème siècle. On trouvait cela complètement ridicule, on disait qu'Ovide disait nimporte quoi alors que ce nétait quune façon de travailler sur la tradition. Les rites sont un dépôt, un patrimoine qui parle de choses essentielles les relations de Rome avec ses dieux, par exemple et donc, dans le grand rite sacrificiel, on peut trouver des vérités sur les institutions, la tradition, le cur même de Rome, même sil sagit de montages complètement artificiels, comme on peut encore en trouver si on lit le Talmud parce que cest le même type de commentaire , ou certains commentaires catholiques de la Bible, qui sont parfois des interprétations complètement ébouriffantes. Mais les catholiques ont fait un choix définitif (doù le risque permanent de lhérésie), que les Romains, comme les Juifs finalement, nont pas fait. Bien sûr, ces commentaires changeaient ; on constate des modes. Tantôt, cest une interprétation historique et à dautres moments on cherche plutôt des interprétations morales, puis philosophiques, etc. Et on trouve souvent, dans deux pages différentes, les deux types dinterprétation contraires du même passage. Tant que ces interprétations, ce florilège continuent, la religion, les rites, vivent. Quand les interprétations cessent, vous pouvez dire que la religion est morte. Deux anthropologues américains ont fait une étude de la libation chez les Jaïna, où l'on trouve le même type de structure, où des gens font des rites, toujours à peu près de la même manière, de façon schématique et presque abstraite, jusquà laccomplissement très spectaculaire et complet, avec la même valeur. Mais quand on leur demande ce que cela veut dire, leur première réponse est «on ne sait pas, cest comme cela. Il faut faire comme cela», et lon découvre ensuite toute une chaîne d'interprétations, jusquà des moines qui donnent des grands traités métaphysiques sur ces mêmes gestes mais tout cela nest pas nécessaire, cest équivalent... La seule chose qui compte, cest que les rites se fassent tel jour, telle heure, par telle personne. Parutions.com : Lefficacité du rite est donc indépendante du sentiment personnel de celui qui le pratique ? John Scheid : Oui, je dirais. Cest-à-dire que celui qui le pratique doit avoir la volonté de le faire. Il ne doit pas bouleverser les choses ; il doit le faire suivant la tradition. Pour le reste, il le fait avec détachement, ou avec ferveur. Mais les Romains naiment pas trop la ferveur ; on peut voir, en lisant tel passage de Sénèque, que lélite romaine (la religion romaine, cest lélite) naimait pas trop la ferveur religieuse. Pourquoi ? Parce que, si vous êtes trop fervent en célébrant un rite, vous donnez limpression den privilégier une lecture par rapport aux autres une lecture littérale, qui, à ce moment-là, est ridicule et peut conduire à vous dire «mais vous ne croyez pas que Jupiter va manger, là ?» Cest-à-dire quil faut quil y ait un côté symbolique, abstrait, dans la célébration. Cest un repas, mais ce nest pas non plus un repas. Et, dans les religions ritualistes, cest dans cette contradiction que lesprit commence à travailler. On peut aussi vous dire, dans ce cas : vous insistez trop sur linterprétation qui nous paraît bonne («le sacrifice est un moyen de mettre les dieux à leur place, et de leur exprimer le respect») ; il y a autre chose, le sens est ouvert à d'autres interprétations. Les membres de lélite ne veulent pas quon bloque ce sens, parce quils tiennent beaucoup à linterprétation la plus élevée, la plus philosophique ; or, si vous êtes trop sentimental, trop impliqué dans le rite, vous bloquez linterprétation à ce qui leur paraît le degré le plus bas, le degré zéro de la piété mais qui suffisait Parutions.com : Comment, dans ce cas, faire la différence entre ritualisme et superstition ? John Scheid : Le mot «superstition» est un mot romain, comme « religion », et il na pas du tout le même sens chez les Anciens que chez nous. Il a encore le même sens quen Grèce «deisidaimonia», cest-à-dire une attitude religieuse excessive est superstitieux celui qui sapplique de façon, mettons angoissée, dans la célébration des rites. Et il donne limpression que les dieux sont des maîtres jaloux, ombrageux, qui ne veulent que le mal des humains, etc. Surtout, il shumilie ! Le citoyen qui célèbre un culte ne doit pas shumilier devant la divinité, puisque lune des interprétations qui circulaient faisait des dieux romains des concitoyens des sénateurs dun extrême niveau social, si lon veut, mais des partenaires dans la gestion du monde. Ils ne vous demandaient pas, daprès la tradition romaine de vous traîner par terre, à genoux, de vous asservir. A Rome, la religion garantit la liberté de lhomme ; cest dans la religion non superstitieuse quil y a un espace laïc (pour linterpréter de façon moderne). Le superstitieux, cest tout le contraire : quelquun qui a peur que le sacrifice ne rate, que les dieux ne soient pas satisfaits, qui fait des sacrifices expiatoires en relation avec telle ou telle faute, etc. Les Romains ridiculisent ce genre de personnes : ce sont normalement des étrangers qui font cela, des femmes, un certain nombre dindividus de bas étage ; la chose devient très piquante quand, entre membres de lélite, ils se jettent cela à la tête. Donc, la «superstition», cest la mauvaise pratique religieuse. La croyance nest pas en cause. Parutions.com : Ce nest pas une question de vérité ou derreur. John Scheid : Non. Cela commence à changer profondément au 3ème siècle après J.-C., au moment où le christianisme les christianismes se développent, où lon fait un choix dans linterprétation, finalement ; et à ce moment-là, le sens de «superstition» change fortement. Je crois que cest chez Tertullien que lon voit pour la première fois apparaître le sens de «croyance à une mauvaise religion». Cest lopposition entre vérité et erreur. Alors sengage le mouvement qui aboutit à ce que nous appelons le christianisme, avec ses dogmes et ses choix uniques pas de vérité en-dehors dune seule voie. Parutions.com : Pourquoi, pour comprendre le monde religieux des Romains, faut-il absolument linsérer dans un cadre communautaire ? John Scheid : La vie religieuse sinsère dans les obligations sociales romaines, et obéit dailleurs au même code moral. Le culte des dieux colere deos veut dire «cultiver les relations sociales avec les dieux». Ce nest pas se soumettre ; cest un peu comme la piété à légard des parents. Cest donc lun des aspects de la vie sociale, et ainsi il nest pas du tout surprenant, quand on découvre les prières ou les formulations qui vous disent pourquoi on sacrifie, pourquoi on fait telle ou telle fête, quil soit question, non pas du salut dun individu, de son âme, etc., mais toujours dune collectivité et de sa réussite ici-bas sur terre. La religion romaine vise des intérêts collectifs et terrestres ; ce qui est au-delà nest pas son affaire. On sait que cela existe, mais ce nest ni le cur ni la fin de la religion. Là aussi, il y aura dénormes changements plus tard, quand la perspective sera inversée. Alors, intérêt et pratique collective, quest-ce que cela veut dire ? Vous remarquerez cest un deuxième fait que ceux qui célèbrent le culte sont les autorités temporelles, toujours. Dans la famille, cest le père de famille. Dans le quartier, cest à lépoque de lEmpire le magister uici, le «supérieur de la rue», le président du collège des pompiers, des commerçants, etc. Dans larmée, cest le tribun, le centurion, qui célèbre le culte ; et ainsi de suite. Et au niveau supérieur, ce sont les magistrats, les consuls, les préteurs. Si vous regardez, par exemple, la grande vie collective romaine, la «religion publique», comme on dit (cest-à-dire, au nom du peuple romain, dans son ensemble, dans son abstraction, lEtat romain), vous découvrez que ceux qui célèbrent le culte, ce ne sont pas tant les prêtres proprement dits (sacerdotes), que les magistrats. Les prêtres ont une fonction très particulière ; plus que des célébrants, ce sont des assistants et des juristes du droit sacré. Bien sûr, ils sont aussi une autorité publique, et dans le partage des tâches religieuses, ils ont des fêtes en propre. Par exemple, les pontifes célèbrent généralement les très vieilles fêtes du calendrier. Mais pourquoi ? Parce que le Sénat a décidé que ce serait ainsi : puisque tous les magistrats ne sont pas disponibles en permanence, tout le monde participe, prêtres y compris. Mais, ceux qui célèbrent le culte, ce sont dabord les magistrats. Parutions.com : Vous avez évoqué le père de famille, le magister uici, le centurion on a limpression que, à partir du moment où des hommes sassocient, où une communauté se fait quel que soit son niveau il y a une religion. John Scheid : Cest cela. A chaque fois que dans le monde romain on fonde une communauté, une collectivité, on ne crée pas seulement des statuts (une charte dassociation, ou pour une cité, une charte municipale), mais on fait aussi une «charte religieuse» en quelque sorte : et si vous entrez dans une famille, vous devenez immédiatement membre de cette communauté religieuse, par le mariage ou la naissance. Parutions.com : De la même manière, si on devient citoyen romain, on honore les dieux romains. John Scheid : Si lon est naturalisé, on devient immédiatement membre de la communauté religieuse, et lon est obligé de pratiquer la religion romaine, avec tout ce que cela veut dire cest-à-dire pour le simple citoyen, souvent pas grand-chose (comme pour le simple catholique ) : il est tenu dassister aux fêtes, mais il ny a aucune prescription, sinon quil ne doit rien faire contre cette religion. Il faut quil sache quune série de devoirs lui incombent, mais aussi des droits : sil le désire, il peut aller au Capitole et sacrifier comme individu privé ; il a aussi le droit de participer aux rites, cest-à-dire au banquet sacrificiel. Tout de suite, les statuts de ces communautés comprennent des obligations religieuses. Par exemple, souvent, une association de commerçants, détrangers, etc. devient collège du dieu Silvain, du dieu Hercule, etc. Parce quelle a choisi immédiatement une divinité suprême, et la fête annuelle de celle-ci sert aussi de fête annuelle dans ce collège, où lon se réunit, on discute Ils ont une divinité comme membre de leur collège. Évidemment, dans les collèges, ces petits systèmes religieux se dissolvent beaucoup plus vite que dans les familles et a fortiori dans lEtat. Ce qui explique que lon ait beaucoup de sources sur la vie religieuse de lEtat, tandis que les autres communautés, se défaisant plus vite, laissent moins de traces. Toutes ces communautés sont bien sûr indépendantes, autonomes ; il ne viendrait jamais à lesprit dun pontife ou dun consul de se mêler de ce qui se passe à lintérieur dune famille ou dun collège de commerçants du moment que ceux-ci respectent lordre public, comme dans toute activité humaine. Parutions.com : Donc il faudrait comparer le système religieux des Romains, non pas à notre système religieux, mais à un système juridique ? John Scheid : La religion romaine serait-elle un droit, quelque chose comme un droit sacré ? Oui et non. Il faut dabord savoir que dans l'ensemble des traditions, lois, décrets, et, sous lEmpire, des réponses impériales sur tel ou tel sujet public, qui forme pour ainsi dire la «Constitution» des Romains, il y a trois types de droit : un droit civil, un droit public, celui des magistrats et de lEtat, et le droit sacré : celui-ci est un droit public qui concerne les dieux et la gestion des relations avec eux ; donc il y a vraiment un droit canon, mais qui ferait partie de la constitution. Imaginez que dans la Constitution française, il ny ait pas seulement ce qui concerne les droits du citoyen, la constitution de lEtat, mais aussi une constitution religieuse de lEtat. Néanmoins, on ne peut pas vraiment parler de droit parce que la religion, cest quelque chose de plus : une pratique, des traditions rituelles. Le droit sacré, cest uniquement ce qui permet de résoudre les conflits rituels ou les problèmes concernant les obligations cultuelles. Depuis le 3ème siècle av. J.-C. environ, quand Rome commence à grandir, à avoir beaucoup de problèmes structurels, la religion romaine a connu elle aussi ses problèmes (puisque, avant, elle fonctionnait dans une ville, cétait la religion dune ville et de sa lointaine banlieue). Au moment où les armées romaines sen vont à des journées, des semaines, des mois de Rome, tout ce système seffondre. Alors, les Romains doivent inventer en permanence un nouveau système de gestion de leur Etat, mais aussi de leur religion ; les grands pontifes sont en permanence confrontés à de nouveaux problèmes, auxquels ils donnent des réponses, formant ainsi toute une jurisprudence. Mais ce nest pas cela, la religion ; la religion, cest ce qui se passe devant les temples, devant les autels familiaux, tous les jours, à telle date. Cest une vraie pratique, et cest cela, la piété. Il faut donc distinguer : ce nest pas seulement une chose froide, ou uniquement des règles. A larrière-plan, une réflexion est toujours possible. Celui qui célèbre peut être froid, et tout le monde approuvera cette attitude : il sexprime au nom de tous les présents, donc il na pas besoin de se donner en exhibition, ce serait même mal vu. Il na pas à imposer son point de vue : il nest pas lui, mais nous, le peuple romain. Supposons qu'un juge français commence, au moment de «célébrer» un procès ou un acte juridique, par donner ses propres opinions sur la Constitution avec beaucoup de sentiments ; tout le monde serait surpris ; cest un peu pareil dans la célébration dune rite romain. Mais dautre part, cet homme (en général, ce sont des hommes) peut aussi avoir ses propres opinions, personne ne len empêche ; personne ne lui interdit de célébrer les rites en ricanant intérieurement, en se disant «tout ça n'est que de lopium pour le peuple, ça le maintient tranquille, moi je ne crois en rien» ; il peut aussi penser, «je peux justifier cela dune façon philosophique, juridique, ou de façon à dire que cest une nécessité sociale», et je crois que cest cela la pratique aussi : tout le monde avait ses idées ; les Romains nétaient pas des machines ou des idiots, contrairement à ce quen disait Theodor Mommsen il faut lire des passages quil a écrits sur la religion romaine dans son Histoire romaine, cest ahurissant ! Dans le Droit public romain, il a écrit parmi les meilleures pages sur les auspices, la divination dEtat romaine, les prêtres, ou les fonctions religieuses des magistrats, par exemple : là, il faisait du droit sacré, reflétant ce que disent les sources. Par contre, dans un livre qui a été écrit dans un accès de rage après la révolution de 1848 (il s'est exilé à Zurich) - lHistoire romaine donc -, les passages sur la religion sont quelque chose dhallucinant. Il n'a que mépris pour cette religion «dépiciers», quil place au niveau le plus bas de la représentation intellectuelle réglait ses comptes avec lEglise catholique (Rome dune part le Vatican, avec lequel il avait toujours eu des relations difficiles, le musée du Vatican, la Bibliothèque vaticane et, à plus long terme, la question des catholiques en Allemagne au 19ème siècle). A travers les Romains, il représente les catholiques comme des imbéciles, des besogneux superstitieux Il savait très bien comment la religion romaine fonctionnait, mais il était irrité par cette conception dépassée de la religion, alors quil était totalement agnostique par ailleurs. Parutions.com : La leçon qu'offre donc Mommsen serait donc, pour résumer, lidée que pour étudier la religion romaine, il faut se défaire de toute la sédimentation idéologique et religieuse que nous avons vécue. John Scheid : Je crois quil faut simplement lire. Tout cela remonte, en dernière analyse, à lidéalisme allemand. Il suffit de lire ce que Hegel disait dans ses cours sur sa philosophie de lhistoire vous verrez là toute lhistoire des religions depuis lAntiquité telle quelle a été pratiquée jusque dans les années cinquante, à quelques exceptions prés. Vous voyez Hegel et ses développements dialectiques : tout part de lOrient qui est en pleine ferveur, en pleine ébullition, mais à qui manque la raison ; nouvelle phase historique (cest lantithèse) : en Grèce on découvre la raison, la vision claire des choses, une union avec la nature instinctive et parfaite, une vision de la divinité qui a quelque chose de merveilleux, mais qui naboutit pas non plus, car manque quelque part la ferveur religieuse. Troisième époque, Rome : des gens extrêmement bigots on transcrit là le catholicisme italien du début du 19ème siècle, de ce que tous les professeurs duniversité avaient vu lors de leur voyage dItalie , très fervents, très pieux, très accrochés aux traditions, mais une religion vide : rien, des épiciers, comme disait Mommsen, des choses inutiles et ennuyeuses, disait Hegel. Donc ces Romains veulent quelque chose, mais leur religion est vide; ils conquièrent le monde, ils adoptent lesprit grec, et entrent en contact avec lOrient. Alors il font la synthèse, préparant ainsi lavènement du christianisme. Cela a donné le discours dépréciatif sur la religion romaine, la célébration de la religion «tragique» grecque, celle qui sexprime dans les grands mythes ou les tragédies, et laccent mis, à Rome, sur ce quon a appelé «les cultes orientaux» - un grand fantasme que F. Cumont, il y a un siècle, a fondé ici, au Collège de France, lors de quatre conférences qui ont eu un énorme succès : le concept des «cultes orientaux» était justement le premier élément de synthèse par lequel les pieux Romains sont censés avoir trouvé enfin un contenu religieux ; et celui-ci, évidemment, les préparait à recevoir le christianisme. L'historien contemporain a également ses idées, mais, toujours, il se doit de retourner aux sources, et laisser de côté ces constructions. Je vous donne un exemple, la prière chez les Romains : il ny a pas, à Rome, de prière sans rite. La prière elle-même est partie du rite, cest un rite verbal. Il ny a pas de prière romantique ou chrétienne, qui constituerait elle-même un rite. Les prières chez les Romains se font au moment où lon fait une dédicace, où lon fait un sacrifice, où lon prend les auspices, etc. On voit dans les sources, que la prière dit verbalement ce que le corps dit gestuellement. Il y a donc une très grande différence par rapport à ce que nous appelons la prière aujourdhui, qui peut être faite dans lintimité, à voix basse. Chez les Romains, si vous priez à voix basse (en-dehors de quelques vieux rites publics où lon faisait ainsi pour que personne nentende des choses essentielles, quil fallait garder comme un secret), vous pouvez recevoir la visite de la «police» : car cela veut dire que vous faites des rites interdits, magiques, que vous êtes en train de jeter un sort à votre voisin. Normalement, la prière se fait à haute voix, devant tout le monde, devant les temples, et cela implique tout le monde. Javais un jour exposé cela, et lon ma dit tout de suite : «mais il ny a pas que ça dans la prière». En effet ; les Romains étaient parfaitement capables dinventer autre chose ils lont fait, aux 3ème et 4ème siècles après J.-C. Mais à lépoque dont je moccupe, ils ont exclu tout le reste : la prière, à cette époque, ce nest que cela. Quand on dit quil faut se défaire de tout ce millefeuille dinterprétations idéologiques données depuis deux mille ans, il faut aussi se défaire de lidée que la religion est universelle. Les Romains ont les mêmes institutions que nous, et souvent sont très proches de nous, puisque nous employons encore en grande partie le même vocabulaire. Mais dès que vous analysez, vous découvrez quils déplacent les choses, quils mettent laccent sur autre chose, sur la pratique, là où nous mettons laccent sur le sens, et un sens unique. Parutions.com : Létude des religions à Rome subit toujours une très forte influence de G. Dumézil. Comment interpréter son uvre de nos jours ? John Scheid : Je vous ai évoqué lombre de quelques maîtres et parmi ceux-ci, je prends les plus âgés : il y a Georges Dumézil, Robert Schilling, dans le domaine grec Jean-Pierre Vernant, et bien sûr leurs successeurs. Limportance de Dumézil, de Robert Schilling, qui vient hélas de mourir, nest pas à mon avis celle quon croit. Tout le monde a été fasciné par les théories indo-européennes de Dumézil ; et lui-même avait cherché à reconstruire les origines indo-européennes des religions antiques, ainsi que la survivance même de ces traditions dans certaines traditions plus récentes. Cest de cela quil soccupait, cest cela quil voulait réaliser, jusquà la fin de sa vie : jen avais parlé avec lui, cest cela qui lobsédait il m'a dit un jour qu'il voulait savoir comment l'histoire allait se terminer. Il narrivait pas à avoir de réponse, au contraire même il voyait saccumuler les problèmes, parce que larchéologie, pour ne prendre que cet exemple, na jamais permis de confirmer la moindre de ses théories. Beaucoup moins connu est le fait que Dumézil, pour mettre en uvre son analyse, et pour la rendre crédible, a inventé tout modestement ce que nous appelons aujourdhui lanthropologie religieuse. Cest-à-dire une approche historique de la religion. Il posait comme principe que pour étudier si telle ou telle tradition, telle pratique, tel mythe de peuples de langue indo-européenne se correspondaient, il fallait dabord construire les objets, dans les deux termes de la comparaison. Il ne fallait pas simplement comme on le faisait comparer à partir dimpressions, avec un certain amateurisme. Il fallait construire : savoir très précisément ce que voulait dire, par exemple, tel rite, comment il fonctionnait à Rome, et comment tel rite, tel mythe, fonctionnaient en Inde ou dans le Caucase. Et en faisant cela, il adoptait les méthodes de la sociologie contemporaine: il était élève de Mauss et de Granet, et avait appris avec eux à analyser les religions des autres, de façon non centrée sur l'Europe, ou «christiano-centrique». Il a donc inventé, dans notre domaine (il a été de ceux qui lont fait le plus systématiquement) ce quon appelle lanthropologie religieuse. Cela, il la fait très bien, et je lui dois ma reconnaissance, car il ma ouvert les yeux. Javais lu, comme étudiant, le grand livre de Wissowa [Religion und Kultus der Römer, Munich, 1912], un élève de Mommsen, une bonne synthèse historique sur toutes les structures de la religion romaine : mais pour les interprétations générales, il était encore dans cette «école des origines», qui voulait tout expliquer par des commencements quon ne connaissait pas par définition, et aussi très hégélien dans son interprétation. J'avais lu aussi dautres livres par exemple celui de Jean Bayet [Histoire politique et psychologique de la religion romaine, Paris, 1956], très bien, dans le détail, mais il me gênait par son côté traditionnel, très «cumontien» pourrait-on dire. Bref, je navais jamais trouvé vraiment satisfaction ; et quand jai demandé à Robert Schilling (jétais en maîtrise) ce que je devais lire, il ma dit : «lisez tout Dumézil». Jétais bête et discipliné, jai obéi, et je ne lai pas regretté ; jai lu tout ce que Dumézil a écrit, et très rapidement, son alchimie indo-européenne (je sais comment cela fonctionne, parce quil me la appris), ne ma pas intéressé. Moi je vis lhistoire dans le présent romain, entre 300 avant et 300 après Jésus-Christ. Pour la période antérieure, je considère quon ne sait pas, et tout ce quon peut faire, cest une analyse comme celles que font les anthropologues et les ethnologues, une analyse de structures archéologiques pour essayer de voir les relations, sans y mettre tout de suite un contenu. Mais cest un autre problème Je dirais donc que limportance de Dumézil, cest cela : avoir appris aux historiens de la religion romaine à travailler. Cest un peu triste quon lait persécuté comme cela, parmi les historiens de la religion romaine en France, notamment. En Allemagne, il était absolument ignoré ; en Italie, il a circulé un peu, mais avec lesprit historiciste des Italiens de lépoque, il navait aucune chance, et je crois que son crime contre lesprit un collègue me la dit un jour a été de faire une annexe sur la religion des Etrusques qui na jamais plu aux Italiens. Un exemple très net : Momigliano sintéressait à Dumézil ; il était très intelligent et voyait bien quil y avait là quelque chose qui le gênait, moins les Indo-Européens en fait que la manière dargumenter. Momigliano, dans une conférence au Collège de France, alors quil devait parler de Mauss et de la fondation de lanthropologie moderne, a dit : moi je suis Italien, jai la tête faite de telle manière, et Mauss, je ny comprends rien. Il a expliqué avec humour, quà cause dune bataille médiévale, son village, Montmélian, est devenu italien au lieu de rester savoyard, et quen raison de cela, il était incapable de comprendre un mot à luvre de Marcel Mauss ! Donc ce qui le perturbait surtout chez Dumézil, cétait sa manière danalyser les sources. Le côté historique de Dumézil, cest-à-dire cette volonté de reconstruire les origines, lintéressait, mais il était désarmé, parce que Dumézil nest pas historien du tout. On avait organisé avec Momigliano un séminaire à Pise sur Dumézil cétait déjà énorme de montrer cet intérêt pour lui mais il était gêné, au fond, par son approche anthropologique. Alors Momigliano a parlé dautre chose, il sest lancé dans des questionnements sur laspect «réactionnaire» de l'uvre dumézilienne, qui ont traîné hélas pendant des années, une histoire malheureuse. Parutions.com : Vous venez dévoquer Jean-Pierre Vernant et les travaux de lanthropologie de la Grèce antique. Pouvez-vous détailler ? John Scheid : Jai commencé à me former à la religion en travaillant sur les rites, les textes mêmes, avec Schilling, sous lombre de Dumézil, et quand jai lu les premières écrits de Vernant, jai trouvé une continuation différente des mêmes méthodes dapproche. Louis Gernet, et puis Vernant, travaillaient dans la même lignée, et il nest pas inintéressant que les seuls comptes rendus français positifs de Dumézil aient été de leurs plumes. Ils faisaient des critiques, mais ils acceptaient cette méthode. Jai découvert Vernant en préparant lagrégation on avait Hésiode au programme, le mythe des races, et on analysait son interprétation. Cela mintéressait ; et une fois que jai eu le temps, jai commencé à lire, à partir de 1978, à suivre les cours de Vernant jusquà sa retraite, et je me suis instruit. Je ne travaillais pas sur la Grèce, et de ce point de vue jétais un auditeur extérieur ; mais sa manière de traiter les dossiers, les textes, me faisait réfléchir. Et immédiatement, jai trouvé dans son enseignement une manière daborder mes propres problèmes ; mon volume sur le sacrifice est clairement né de ma réaction au travail qui se faisait dans ces années-là parmi les hellénistes, qui a donné lieu à La Cuisine du sacrifice en pays grec, que jai vu naître ou plutôt dont jai vu la fin ; et un certain nombre de chapitres de mon livre sont des versions modifiées d'articles anciens issus des dialogues entre hellénistes et romains. Dialogues de sourds, pour ainsi dire, car nous étions dans des mondes différents, chacun dans son projet. Moi je réfléchissais encore à lépoque, plus que je ne parlais... Cest cela, ma relation avec Vernant : la continuation de linfluence de Dumézil dun côté, mais dans une autre direction (à lépoque, on parlait de structuralisme aussi, et dune analyse un peu plus moderne, débarrassée de la perspective indo-européenne qui ne nous intéressait plus), et une communauté de réflexion cétait un groupe de chercheurs qui discutaient beaucoup entre eux ; jy ai trouvé un ami scientifique et personnel, Jesper Svenbro, et ensemble nous travaillons sur les mythes. Bref, toute une communauté constituée autour des cours de Vernant et du Centre Gernet. Parutions.com : Létude du monde romain à travers sa vie religieuse permet-elle dapporter des éléments aux débats actuels sur la laïcité et les problématiques du «choc des civilisations» ? John Scheid : Cest une énorme question Jhésite à mettre en modèle Rome. Cest une cité, un Etat, certes tolérant, où toutes les religions se fréquentaient. Jai pu même montrer que, apparemment, les cultes à risques ou étrangers (ceux dAsie mineure, le judaïsme, le christianisme à ses débuts, les cultes de Mithra, à initiation ou à communauté fermée, etc.) sexposaient aux endroits mêmes où se célébraient, dans les quartiers, les autres cultes : ce nétaient pas des lieux cachés ou secrets. Donc on peut, dune part, dire que les Romains étaient un modèle d'Etat et de société tolérante, parce quon considérait que toutes ces communautés étaient autonomes, faisaient ce quelles voulaient, et que tant quelles ne troublaient pas lordre public, tout allait bien. De ce point de vue, cest un peu notre modèle de lEtat laïc. Mais il faut savoir que lEtat romain était tout autre chose quun Etat laïc, puisquil y avait une religion dEtat, que tout citoyen était censé respecter quand quelquun qui appartenait à une religion exclusive (mettons le judaïsme) devenait citoyen romain ce qui du point de vue social était le plus grand bienfait quon pût lui faire , et si cet homme était pieux, il entrait dans des contradictions potentiellement dramatiques, puisquil devait participer désormais aussi à la religion dEtat. Et surtout à la place qui était la sienne : dans le quartier, on pouvait mal comprendre pourquoi on ne le voyait jamais à la fête locale ; il ne pouvait pas poursuivre une carrière des honneurs, quel que fût son niveau social, car dès que vous aviez des responsabilités, vous deviez célébrer le culte. Donc, si l'on vous provoquait, vous pouviez très rapidement aboutir à des conflits Aussi lEtat romain, de ce point de vue, est-il tout autre chose quun Etat laïc ; un Etat laïc éclairé, si lon veut, qui nimpose pas sa religion à autrui. LEtat romain ne voulait pas répandre sa religion, il se désintéressait de ce genre de problèmes : il voulait même plutôt restreindre sa religion à ceux qui la méritaient. En ce sens, on peut parler dun modèle, mais aucun modèle ne se répète ; en même temps, cette tolérance montre quand même que, dans des sociétés non prosélytiques, la bonne entente apparente éclatait régulièrement pour donner lieu à des pogroms, à des bagarres, ce qui entraînait lintervention des pouvoirs publics, et, en fin de compte, des persécutions. Si les Romains avaient été un Etat très répressif du point de vue religieux, avec une religion dogmatique et unique, on naurait sans doute jamais eu le christianisme, ni le judaïsme. Le judaïsme aurait été définitivement exterminé en 70 ou en 135, le christianisme aurait suivi le même chemin. La situation aurait été très différente Mais est-ce un modèle par ailleurs ? Je ne sais pas. Jai peur, en observant le monde d'aujourd'hui, que de toute façon il ny ait pas de recette le problème, si je peux donner un deuxième point de vue à partir de l'histoire romaine, vient des sectaires ; la tolérance et la cohabitation religieuse ne concernent que des gens "normaux", vivant côte à côte ; il y a possibilité dêtre ensemble, et même de participer à des fêtes : on voit, en Asie mineure, sous lEmpire romain, dans les cités grecques qui ont un panthéon grec, des notables juifs être des magistrats. Il y a donc la possibilité dun compromis. Mais ce nest pas de ces gens-là quon parle. Les scandales viennent toujours de sectaires, des illuminés, qui veulent absolument imposer leurs idées. Vous navez quà lire Flavius Josèphe, vous voyez très bien lenchaînement qui a eu lieu en Judée, et qui a mené à la catastrophe de la destruction du Temple. A Rome aussi, il y a eu dautres religions, avec les mêmes phénomènes : le scandale des Bacchanales est connu encore un groupe actif, qui a voulu recruter et asservir les esprits, assez proche de ce que nous nous appelons les sectes. Le problème venait de là : quel que soit le système, cest la question des minorités agissantes et violentes qui est en cause. Et ici, les Romains ont échoué comme les autres. Regardez la question des persécutions contre les chrétiens et ce qui a suivi : une paix, celle de Constantin, et la prise du pouvoir dans les élites chrétiennes, puis les mêmes intolérances à légard des autres chrétiens, des païens, etc. Mais cette fois-ci c'était définitif, car la religion était très différente Entretien mené et retranscrit par Michel Blonski ( Mis en ligne le 23/05/2005 ) |
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