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Entretien avec Arlette Farge



Entretien effectué initalement pour la revue Nouveaux Regards, revue trimestrielle de l'Institut de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire). Elle est vendue au numéro (6 €, frais de port compris) ou par abonnement : 22 € pour 4 numéros (franco de port) ou 40 € (franco de port) pour 8 numéros.
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La parole comme événement - Entretien avec Arlette Farge

Parutions.com : Votre travail s'inscrit dans une triple filiation, celles de Foucault, Rancière et Bourdieu ; trois pensées fortes qui n'ont pas toujours été en "correspondance" ?

Arlette Farge : M'inscrire dans cette triple filiation m'a posé peut-être moins de problèmes qu'à d'autres dans la mesure où je n’ai pas l'ambition théorique d’en faire la synthèse. Une théorisation absolue de ce qui se passe aujourd’hui en sciences humaines et sociales serait démesurée. De ce fait, les oppositions, les contradictions que certains peuvent repérer chez ces trois penseurs pour en souligner d'éventuelles incompatibilités, ne m'ont jamais empêchée de les fréquenter, de «travailler avec», de fabriquer ensuite grâce à eux de nouvelles pensées.
Je ne me suis jamais trop sentie autorisée à prendre part à certaines controverses théoriques et encore moins sentie concernée lorsqu'elles prennent la forme de batailles de chapelles, avec leurs exclusives et leurs exclusions.
L'entretien avec Jean-Christophe Marti intitulé Quel bruit ferons-nous ? m'intéressait beaucoup dans la mesure même où, compositeur, il n'est pas spécialiste des sciences humaines. Parlant très librement, de manière parfois très décalée, il a fait appaître des approches et des questions qu’aucun de mes collègues ne m’auraient posées, et avec qui j'aurais eu plutôt l'impression de me soumettre à un exercice. Plus personnellement encore peut-être, j’ai gardé par une habitude culturelle venue de l’enfance certainement un côté sauvage qui m'amène à suivre un chemin solitaire, atypique, particulier. Enfin, mon obsession reste l’archive de police et la réflexion sur la parole, le tout au siècle des Lumières.
La fréquentation de ces trois auteurs ne m'était pas inconcevable dès lors que je me focalisais sur la sensibilité de leurs approches du monde social et, pour deux d'entre eux au moins, sur leur goût pour l'archive et ce qu’elle dit des «faibles intensités» et des «un peu» (notions développées par Paul Veyne).

Parutions.com : Cette filiation a aussi pris la forme d'une collaboration de travail, n’est-ce pas ?

Arlette Farge : Ma fréquentation de Pierre Bourdieu a été tardive et s'est limitée à quelques entretiens et formulations de projets trop vite interrompus… Mais ses livres m'ont toujours accompagnée.
Michel Foucault est ma grande rencontre ; complètement improbable, dont je ne sais toujours pas encore quoi dire tant elle m’a remuée, animée, portée, au-delà même de ce que je pouvais imaginer. Une rencontre qui n'avait rien d'évident au regard de notre différence d’âge, de notoriété, d’intelligence, ou plus simplement parce que je ne faisais pas partie de son séminaire. Mais il avait lu Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle (Gallimard 1979, Folio 1992) et avait ressenti une proximité avec les textes de l’époque. C'est sur ce rapport esthétique et éthique aux documents que nous nous sommes très vite compris. C’est évidemment la collaboration qui m’a le plus influencée, mais aussi la plus simple et facile, la plus humoristique et joyeuse. Et s'il fallait que je me «situe» d'un mot, je dirais que je suis foucaldienne.
Ma rencontre avec Jacques Rancière est très différente. Je participais à la revue Les Révoltes logiques, réalisée par un groupe militant, pour travailler principalement sur la question des femmes avec Geneviève Fraisse. Lorsque surgissaient des controverses, des polémiques, contre Bourdieu par exemple, que je ne comprenais pas toujours, je préférais m'en nourrir en en évacuant certains aspects dogmatiques. Ce que je dois avant tout à Jacques Rancière, c’est ce qu’il dit du peuple pensant. Considérer pleinement cette parole, cette pensée, ces êtres parlants et pensants est pour moi quelque chose de toujours agissant. Les archives ouvrières exhumées dans La Nuit des prolétaires (Fayard 1981, Hachette Pluriel 2005) ont été pour moi une révélation. C’était je crois ce que j’attendais. J'avais déjà travaillé sur les archives de police dont je me méfiais du côté descriptif. Rencontrer alors un philosophe de cette taille, de cette conviction et de cet engagement, parler de l’utopie ouvrière, des formes d’intelligence à l'œuvre, de leur portée émancipatrice a été pour moi déterminant.

Parutions.com : Ce sont en effet trois œuvres et aussi trois écritures qui sont valables pour soi, pour le lecteur, qui suscitent toujours une expérience personnelle, qu’en pensez-vous ?

Arlette Farge : Trois écritures, il est vrai, qui ne se dissocient pas du fond et qui m'ont toutes les trois fascinée. Je connaissais presque par cœur la préface de Rancière de La Nuit des prolétaires tant elle est belle. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi il n’est pas plus lu, pourquoi cette pensée ne semble pas se transmettre. En ce qui concerne l’écriture, Foucault a souvent évoqué son amour de caresser les mots. S'il est parfois ennuyeux de lire de la philosophie, pourquoi ne pas se donner ce bonheur d’écrire et donner celui de lire ; c'était là sa position. Pour Bourdieu, la question est plus discutée mais il faut reconnaître le beau style des Méditations pascaliennes. Comme il faut lui accorder la capacité que bon nombre de ses lecteurs ont eu à se reconnaître dans sa sociologie.
De ces trois penseurs, j’ai vite assimilé que les formes dans lesquelles les nourritures intellectuelles sont transcrites étaient capitales. S’ils ont écrit comme cela, c’est par la nécessité philosophique, éthique et politique de leur travail.
Pour ma part, la joie la plus pure me vient de l’écriture lorsqu'elle retransforme encore le contenu anticipé par les données accumulées et les hypothèses formulées. L’écriture retravaille le contenu. Alors seulement on peut se dire non que c’est bien, mais que c’est ça, que c'est juste. Ces trois auteurs de l’invention littéraire illustrent le propos de Ricœur selon lequel la science est une narration et non une prison. Une narration qui a un cadre, une force de conviction et une intériorité.

Parutions.com : Au-delà de leurs différences d'approches ou de doctrines, votre triple héritage serait donc constitué par leurs préoccupations centrales : la construction du sujet chez Foucault, l’émancipation chez Rancière et les effets de domination chez Bourdieu.

Arlette Farge : Ce sont là des préoccupations qui se renforcent l’une l’autre, qui se nourrissent et, pour ceux qui les lisent, donnent des possibilités d’invention. Je les ai lues comme des outils, de cette fameuse boîte à outils dont on parle sans cesse à propos de Foucault. Si l'on doit compléter le tableau de ma famille intellectuelle, il faudrait mentionner Michel de Certeau, Nietzsche et Walter Benjamin. N'ayant pas accompli un parcours classique, je ne suis pas cultivée comme peuvent l'être certains diplômés de grandes écoles, disposant d'un esprit bien tracé. Je préfère me promener avec ces auteurs plutôt que de développer le goût de les ordonner. Les archives, les documents sont les repères qui m’ont permis de tracer une route, un chemin parmi ces pensées.
Je me soucie aujourd'hui de transmettre ce parcours, non par ce qu'il vaudrait pour lui-même, mais par les possibles dont il témoigne. Décloisonner le savoir et les références trop bien, trop tôt ordonnées, classiques en un mot, parfois chèrement accumulées mais dont les étudiants ne savent pas toujours jouer. Des outils, mais aussi des instruments dont il faut apprendre à tirer une mélodie harmonique ou une composition dodécaphonique, peu importe, mais en faire quelque chose qui ait du sens et que le public peut s’approprier.

Parutions.com : Le XVIIIe siècle, dont vous êtes spécialiste, présente des correspondances et des modes d'intervention des intellectuels très différents de ce que nous connaissons aujourd'hui ; comment le XVIIIe siècle nourrit-il votre réflexion sur le XXe ?

Arlette Farge : Je me sens très conforme à l'idée de l’intellectuel spécifique développée comme l'on sait par Foucault. Je ne me permets donc pas d'intervenir sur la scène publique en dehors de mes domaines de recherche. On a pu me solliciter pour des pages «horizons» ou «rebonds», du Monde ou de Libération, mais je m'y suis toujours refusée. La question de la place de l’intellectuel s'est reposée dans des termes un peu particuliers avec l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir. Mais avec Foucault, nous tenions à rester à la place qui était la nôtre et ne pas surplomber la vie politique et sociale parce qu’«intellectuels». Par ailleurs, si l’imprégnation dans la société du XVIIIe m’a permis de mieux comprendre mon siècle, je ne parlerai de mon temps que dans la mesure où je peux établir un écho avec ce savoir, dévoiler la façon dont nous en sommes héritiers. C’est dans cette perspective que j’ai écrit La Chambre à deux lits le cordonnier de Tel Aviv (Seuil, 2000).
L'essentiel reste pour moi de transmettre la multitude des systèmes d'invention qu'une société peut contenir dans son quotidien, au-delà des images stéréotypées que l'on peut en avoir. En l'occurrence, il nous faut aller au-delà de la simple société des Lumières. Le XVIIIe siècle est passionnant par les types de sociabilité, d’inventions et de compétences qu'il génère. Ces éléments doivent être réfléchis, non pour être dupliqués mais pour savoir que nous en sommes des héritiers inconscients et que si nous le savions mieux il se jouerait quelque chose de l'ordre de l'invention. L'ouvrage Les Mots pour résister(Bayard, 2005) , écrit avec Michel Chaumont, s'inscrit dans ce type de travail, où le retour sur un corpus, une source et un événement donne à repenser notre propre situation.

Parutions.com : On parle souvent de l'isolement des intellectuels, de la crise de l'édition universitaire, dans un contexte paradoxal de démocratisation de l'université ; que diriez-vous du champ intellectuel aujourd’hui ?

Arlette Farge : Les difficultés de l'édition universitaire devraient nous inciter à être beaucoup plus attentifs à la façon dont les thèses de sciences humaines s'écrivent. Dans la formation de nos étudiants, trop peu de temps est consacré à cette question pour moi fondamentale. La pénurie de postes, au Centre National de la Recherche Scientifique ou à l'université, ne semble pas encourager des modes d'expression plus libres, pour ne rien dire des sujets d'études eux-mêmes…
Personnellement, je ne me sens pas coupée du public. J'accepte dans la mesure de mes disponibilités des réunions publiques, des conférences ou des interventions dans des écoles. Ces interventions nécessitent un travail très important dès lors que l'on refuse la pente de la vulgarisation. On peut dire à des enfants de huit ans des choses aussi fortes et aussi compliquées qu’à un public de spécialistes ; mais il est vrai que cela demande beaucoup de travail, ne serait-ce que par la recherche du style et de l’énonciation. Il reste que ces échanges sont pour la plupart très fructueux, vifs et parfois source d'étonnements.

Parutions.com : Dans Les Mots pour résister, vous manifestez votre effroi face à un discours ambiant, dominant, qui vise à euphémiser les rapports sociaux, à faire disparaître les mauvais sujets de notre époque, les ouvriers par exemple.

Arlette Farge : On a pu parfois se féliciter qu’il n’y ait plus d’intellectuels en France, se réjouir de la mort du Père, signes d'une liberté retrouvée. Mais il faut bien constater qu’à force d’être libres et indépendants de cette manière nous sommes devenus orphelins… J'ai pris lentement conscience de la volonté constante de réfléchir à l’utilisation des mots qui étaient des clefs de notre réflexion, car le phénomène s'est déroulé progressivement. Peu à peu, je me suis aperçue que mes étudiants sursautaient lorsque j'utilisais des termes comme «domination », «travailleurs», pour ne rien dire de l'emploi de la notion de «lutte des classes». Ce qui m'a incitée à proposer un séminaire sur ces mots, sur leur histoire, leur emploi, leur trajectoire ou leur disparition, leur euphémisation également.
Mais les réactions de la jeune génération ne font que refléter les reniements de la génération précédente. Les engagements politiques, les appartenances militantes ont été oubliés au profit d'un intérêt pour une douce Europe et la déclinaison d'une pensée «molle» inhabitée par les mots que l'on veut anciens et par la compagnie des êtres humains.
Dans le cadre de la recherche universitaire, de nouveaux termes sont promus pour décrire des réalités sociales sans aucun souci pour la pensée et les stratégies des gens eux-mêmes. Ces stratégies discursives et ces effets de nomination sont assez puissants et visent à disqualifier ou à faire disparaître des acteurs sociaux. On nomme des situations en les euphémisant pour faire advenir des concepts sans aspérité qui gomment le réel.

Parutions.com : Sans développement théorique particulier, vos travaux reposent toutefois sur des notions discrètes mais centrales et agissantes, principalement sur la parole singulière. Cette notion peut-elle être confondue avec la célébration actuelle de l'individu singulier, isolé et irréductible ?

Arlette Farge : J’ai débuté mes travaux sur la parole singulière, bien avant cet air du temps. C'est avec Le Goût de l’archive(Seuil), publié en 1989, que j'ai manifesté et explicité mon intérêt pour l’archive, la parole singulière, l’être en train de penser. Le milieu des historiens a considéré ce travail comme intéressant mais plutôt féminin, c'est-à-dire anecdotique et sensible. L'objectif pourtant était bien de faire surgir la parole comme un événement. J’avais toujours en tête la préface de l’Histoire de la folie(Gallimard, 1972) où Foucault évoque «le bruit du dessous l’histoire», aussi agissant que les grandes stratégies discursives aussi bien politiques qu'administratives.
Ce n'est que peu à peu que j’ai réalisé que se développait un mouvement qui m’était complètement étranger, celui de la célébration individualiste de la singularité. Pour ma part, je ne parle de la parole singulière que dans son articulation avec le collectif, ne m'intéresse qu'à la parole singulière représentative. Isolé le singulier ne veut rien dire. Cette aventure actuelle m’a tout de même encouragée à mieux maîtriser le discours, à mieux le contrôler, et surtout à approfondir la réflexion sur l'utilisation de ces paroles, leur signification et ce qu’elles disent des appartenances collectives.
Ceci a aussi une portée politique véritable car la parole singulière est un événement. Plongée dans les archives de police du XVIIIe siècle, j'ai toujours été frappée par ces mots, ces fragments de phrases, ces bribes de réponse de personnes apeurées, qui sont autant de tentatives de cohérence pour l’individu : comment être au mieux, au moins mal, dans l’institution ou dans la situation ? A travers ces paroles, on peut décoder des visions du monde, des imaginaires populaires, qui tentent de s’ajuster à la société ou refusent l’institution. L'événement ici n'est pas la description du quotidien, des modes vestimentaires ou des habitudes alimentaires ; l'événement émerge lorsque, attentif et sensible, on perçoit qu'à travers ces paroles une société tente de se fabriquer, de se construire, qu'un futur, lointain ou immédiat, se dessine. Souligner les cohérences et les incohérences ne relève pas de l'esthétique ; c'est refuser une conception de l'histoire linéaire, téléologique, refuser de présenter un XVIIIe siècle tout tendu vers la Révolution. Rappeler que cette société ignorait qu’il y aurait la Révolution, en repérer l’imprévisible et l’incohérence, c'est tenter de comprendre de quels types d’événements et d'utopies elle était porteuse.
Cette recherche pourrait être effectuée avec la richesse extraordinaire des paroles singulières d'aujourd'hui ; mais on n’en fait rien puisqu’on les prend une à une en exemple et chacune pour exotique.

Propos recueillis par Camille Deslypper et Guy Dreux pour la revue © Nouveaux Regards.
( Mis en ligne le 17/09/2005 )
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