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Entretien avec François Cusset



François Cusset, French Theory, La Découverte (Poche), septembre 2005, 12.50 €, ISBN : 2-7071-4673-0.

Entretien effectué initalement pour la revue Nouveaux Regards, revue trimestrielle de l'Institut de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire). Elle est vendue au numéro (6 €, frais de port compris) ou par abonnement : 22 € pour 4 numéros (franco de port) ou 40 € (franco de port) pour 8 numéros.
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Foucault en Amérique

François Cusset enseigne la sociologie de la communication et il est chroniqueur à France Culture. Il a vécu dix ans aux États-Unis, où il s’est notamment occupé du Bureau du livre français à l’étranger. Il est l’auteur de Queer critics, La littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs, (PUF, 2002) et French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis (La Découverte, 2003, 2005).

Parutions.com : Quelle est la place de Foucault dans l’aventure du radicalisme de campus aux États-Unis, dont vous avez écrit l’étonnante histoire? Comment lit-on son œuvre ?

François Cusset : Foucault est incontestablement considéré comme un théoricien majeur du pouvoir aux États-Unis, ce qu’il n’est plus vraiment en France, où on ne semble le redécouvrir que lors des commémorations officielles. Il y a un décalage. Dans un pays comme le nôtre, qui semble plus à gauche, dans lequel le champ intellectuel est davantage concerné par la question sociale, l’héritage de Foucault est activement revendiqué par exemple par la CFDT, mais aussi par les penseurs de la «refondation sociale» proches du Medef. Aux États-Unis, à l’inverse, il est considéré comme un penseur de gauche et fait même l’objet d’une appropriation par les milieux radicaux, en précisant tout de même qu’il s’agit un «militantisme de chaire», et que ce sont les mouvements universitaires de la revendication identitaire et du multiculturalisme radical qui en font le plus cas. Ces mouvements ne sont pas unifiés, il n’y a pas de plate-forme commune aux féministes, aux homosexuels, aux tenants de la pensée post-coloniale, aux black studies… Des liens existent, mais ils sont ponctuels et problématiques. Du côté de cette gauche dite «culturelle», on assiste depuis près de vingt-cinq ans à un morcellement, une «balkanisation» du champ intellectuel et politique américain.
Ces mouvements opèrent une importation et une ré-appropriation qui coupent Foucault des conditions historiques et culturelles dans lesquelles s’enracine son œuvre – la France des années 1970 n’intéresse pas vraiment ces mouvements identitaires américains. Ils effectuent aussi une fragmentation de cette œuvre en morceaux utilisables pour des luttes d’un autre genre, dans un autre pays, à une autre époque.

Parutions.com : Pourtant on a n’a pas attendu les années 70 ou 80 pour découvrir Foucault aux Etats-Unis…

François Cusset : Bien sûr, Foucault est connu et reconnu depuis l’Histoire de la folie, et même avant. Ceci le distingue des autres auteurs qui composent ce qu’on appelle la French Theory. Les grands intellectuels publics des années 1960 qui accompagnent le mouvement de défense des droits civiques contre la discrimination y font référence. De plus, Foucault n’a pas été cantonné comme d’autres auteurs français au seul champ littéraire. S’il est évidemment pris comme les autres dans ce type de «littérarisation» des auteurs, il a gardé un impact fort en sociologie, mais aussi en histoire, même si c’est une réception souvent critique. Il est pris en compte, ne serait-ce que par la valorisation de «l’histoire par le bas» opposée à «l’histoire par le haut», distinction qui est très importante dans la constitution des histoires des minorités. Il est également, et c’est essentiel, le seul des auteurs de la French Theory qui soit réellement utilisé par certains militants de base, certains militants de quartier. Parmi toutes les anthologies de textes de ou sur Foucault, j’ai trouvé par exemple un «Foucault pour travailleurs sociaux» qui n’a pas d’équivalent en France(Adrienne S.Chambon, Allan Irving, Laura Epstein (eds), Reading Foucault for Social Work, Columbia University Press, New York, 1999). Il y a également des anthologies ou des recueils pour les militants gay. Foucault est l’un des seuls à avoir franchi la frontière généralement étanche entre université et société.
Dans l’ensemble, c’est le Foucault du savoir-pouvoir qui a le plus d’influence, dans la mesure même où il permet à l’universitaire radical une réflexion sur son propre isolement dans la société, sur la fonction de son savoir dans les jeux de domination, sur les conditions qui lui sont faites en tant que salarié de l’université et sur les contradictions éventuelles entre cette situation et son engagement, questions qui sont d’ailleurs autant celles de Bourdieu que de Foucault.
Cet usage du Foucault militant et radical des années 1970 tend parfois vers la «théorie du complot», si je peux l’appeler ainsi, laquelle est au cœur de ces pensées de la minorité. Il y aurait un ensemble de dispositifs de surveillance constituant une société de contrôle et même d’autocontrôle, qui viendrait expliquer la situation d’oppression des minorités. Les analyses de Foucault ne sont pas utilisées pour expliquer la dynamique et les caractères de la société américaine dans sa globalité, elles viennent expliquer l’ostracisme dont sont victimes les minorités.

Parutions.com : N’est-ce pas une interprétation un peu spécieuse de Foucault ?

François Cusset : C’est même selon moi un contresens : Foucault n’a pas une position prescriptive, il ne dit jamais qu’une minorité doit s’avancer sur la scène politique pour s’emparer du pouvoir. Foucault se veut un archéologue, un généticien du pouvoir. Il se veut «un philosophe analytique du pouvoir» selon la formule qu’il proposait dans une conférence au Japon. Il entend étudier le fonctionnement ordinaire du pouvoir comme un appareil logique à décomposer en éléments, comme les philosophes analytiques anglo-saxons étudient le langage ordinaire.
Mais peut-être le contresens le plus frappant tient-il au fait qu’on comprend mal aux Etats-Unis la critique très forte que fait Foucault de la norme et de ses processus de fabrication, de diffusion, de domination. On le prend pour un théoricien qui dénonce les pouvoirs et les formes de souveraineté. On ne voit pas bien qu’il analyse surtout la manière dont nous sommes modelés par des normes qui nous semblent moins coercitives que les appareils d’Etat et le système des lois, alors que ces normes intériorisées pénètrent plus profondément et nous dominent de façon plus efficace et moins visible. En réalité, les mouvements identitaires qui se réclament de Foucault ne cessent de fabriquer de la norme identitaire, de la norme ethnique, de la norme sexuelle. Ce sont certes des contre-normes que les minorités cherchent à opposer aux normes majoritaires, mais on reste toujours dans un certain légalisme de la norme.

Parutions.com : Pourtant, Foucault a beaucoup fait pour interroger l’identité …

François Cusset : Cette problématisation de l’identité au pluriel, de l’hybridation, que l’on trouve chez Foucault mais encore plus chez Deleuze et Guattari va en effet à l’encontre de l’idée que les identités sont simples : homosexuels, Noirs, femmes, etc. Du coup, elle est au centre de ce qu’on appelle les mouvements post-identitaires, lesquels expliquent que l’on n’est jamais seulement noir, femme ou homosexuel mais qu’on est toujours déjà stratifié, habité par des jeux, des tensions entre identités. Mille Plateaux commence ainsi : «nous avons écrit l’Anti-Œdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde»( Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Éditions de Minuit, 1980, p.9 ). L’identité a été mise en question dans les années 1990 de façon assez fine par la théorie queer par exemple, dans le champ littéraire. La question n’est plus de constituer un corpus d’écrivains homosexuels mais de considérer ce qui chez un auteur hétéro renvoie dans l’écriture à un devenir homosexuel. On est ici dans une véritable filiation avec une certaine pensée de l’hybridation, de la pluralisation, du franchissement des identités assignées à l’individu. De sorte que Foucault, mais aussi Deleuze et Guattari, en l’occurrence difficilement séparables, se sont retrouvés en position d’arbitres, comme on le voit particulièrement bien, par exemple, dans l’opposition entre les gay studies à l’ancienne et les queer studies plus récentes.

Parutions.com : On a parlé du rapport entre les mouvements radicaux dans le monde intellectuel et Foucault. Mais qu’en est-il dans le syndicalisme ? Dans les groupes politiques de gauche ?

François Cusset : Avec la radicalisation de tous les discours identitaires, en particulier à l’université dans les années 1980, la coupure s’est accentuée avec le reste de la société, mais aussi entre deux gauches, non pas entre deux degrés différents de radicalisation sur une même échelle mais plutôt entre deux façons d’être de gauche, deux types de rapport à la politique qui n’ont rien à voir. On peut opposer une gauche – le terme pose en lui-même problème – «culturelle» ou plutôt multiculturelle très radicale, qui regroupe un ensemble de discours offensifs sur les minorités et une gauche plus traditionnelle, qu’on qualifierait en France de «sociale». Mais au moment de la radicalisation des campus, cette gauche sociale venait d’entrer en crise, elle s’est «désocialisée» en se déconnectant de sa base populaire. Il y a même eu une certaine dérive vers la droite comme le montre l’évolution du parti démocrate. Une guerre larvée a eu lieu entre ces deux gauches, surtout au moment de la controverse sur le politically correct à la fin des années 1980. La gauche sociale a accusé la gauche culturelle de s’être coupée des préoccupations des travailleurs. De son côté, la gauche culturelle a reproché à la gauche sociale de n’avoir pas mené le combat des minorités et d’avoir raté le train des nouveaux mouvements identitaires depuis les années 1960.

Parutions.com : Foucault n’aurait-il donc pas pu servir de lien entre ces différents combats, entre ces différentes gauches ?

François Cusset : Il se trouve que Foucault n’a pas été l’objet d’un usage politique transversal. Cela pour au moins deux raisons, une mauvaise, qui est purement idéologique et une meilleure, qui est théorique. Du point de vue idéologique, dans la pensée sociale américaine, les intellectuels marxistes ou para-marxistes encore influents dans la gauche syndicale refusent le passage proposé par Foucault de l’intellectuel prescriptif comme Sartre à l’intellectuel archéologue qui ne propose pas d’issue politique. En outre, il est considéré par beaucoup comme tenté par l’irrationnel et le relativisme, dépolitisant donc la théorie sociale, un peu comme Nietzsche. Pour résumer, ces intellectuels considèrent souvent Foucault comme un gadget universitaire. Et d’un point de vue théorique, la gauche plus traditionnelle – et c’est sans doute la même chose en France – n’a pas vraiment admis et encore moins intégré sa conception d’un pouvoir disséminé et non intentionnel, dont le centre est moins identifiable a eu peu d’effets sur les théorisations sociales. De même, la conception du sujet chez Foucault, qu'il analyse comme une construction jamais achevée de soi, selon un double mouvement d’assujettissement et de résistance, ne leur paraît guère opératoire dans l’action politique classique. Les mouvements sociaux et les organisations politiques de la gauche plus traditionnelle postulent un sujet individuel à l’identité et au statut bien déterminés, et surtout un sujet collectif consistant dont ils ont besoin dans leurs luttes.

Parutions.com : Et Surveiller et punir ? N’est-ce pas un livre qui aurait pu servir à souder les problématiques, à articuler par exemple les critiques de l’organisation du travail et les dispositifs de surveillance ou d’incarcération aux Etats-Unis ?

François Cusset : Sans doute, mais cela n’a pas été le cas. Je crois que ce n’est pas tant une question théorique de contenu qu’une question sociologique de lectorat. On en revient toujours à ce point clé : l’isolement structurel des lecteurs principaux sinon exclusifs de Foucault aux Etats-Unis, c’est-à-dire des universitaires sans prise sur le reste de la société, avec les réserves déjà dites. Surveiller et punir reste l’un des ouvrages les plus lus, mais l’important est le type de lecture que l’on en fait. On s’en sert finalement assez peu pour critiquer le système carcéral américain, qui constitue une sorte d’évidence politique qu’on ne met pas en question. Et rien n’est plus éloigné de l’université que cet univers des confins, cet archipel hors-droit qu’est la prison américaine. En réalité, on lit Foucault avec un angle littéraire : la prison est une métaphore voire une allégorie et non un lieu social réel. On utilise Foucault pour expliquer comment, dans un texte littéraire, s’exerce un certain type de coercition sur l’identité, comment s’opère le partage entre fous et non fous, entre déviants et normaux.

Parutions.com : Est-ce que Foucault n’a pas trouvé dans les mouvements altermondialistes aux Etats-Unis de nouveaux héritiers ?

François Cusset : Oui et non. Les mouvements altermondialistes radicaux ne sont pas très présents aux Etats-Unis, moins en tout cas qu’en Europe ou en Amérique latine. Les USA constituent ici une plate-forme pour la diffusion d’idées nouvelles. Les universités américaines sont tellement puissantes qu’elles constituent ce qu’on pourrait appeler une «raffinerie» très efficace pour des productions théoriques venues d’ailleurs. Les produits un peu bruts importés de France ou d’Italie sont en quelque sorte «raffinés» dans le cadre des campus, en fonction du marché des idées, mais aussi des dialogues et des recherches qui s’y font. C’est précisément grâce à une infrastructure imposante (séminaires, éditions, financements) que des courants d’idées comme celui d’Antonio Negri par exemple peuvent trouver les moyens de leur élaboration. Empire a été co-écrit avec Michael Hardt, spécialiste américain de Deleuze, mais il ne me semble pas à proprement parler foucaldien. Son «ontologie de la libération» par exemple n’a pas vraiment intégré la critique de «l’hypothèse répressive» par Foucault. Si celui-ci est présent chez Negri avec le concept du biopouvoir, son travail s’appuie plutôt selon moi sur Marx d’un côté et Deleuze de l’autre.

Parutions.com : Peut-on comparer la situation américaine et la situation française ?

François Cusset : La situation est très différente. Les États-Unis montrent à l’évidence une multiplicité d’usages directs de Foucault dans des domaines très variés: identitaires, artistiques, travail social etc. Il y a en tout cas un vrai usage militant de Foucault. Mais en France, une fois passé l’enthousiasme des années 1970, une fois advenue la contre-révolution intellectuelle avec les «nouveaux philosophes» et le moralisme humanitaire, on admire certes Foucault, on le vénère parfois, on l’étudie sans doute encore, mais on ne l’utilise plus. A ce refus d’utiliser Foucault s’ajoute surtout un détournement idéologique majeur. D’un côté, on lit Foucault comme on lirait un écrivain sulfureux, un peu fou, excentrique, anarchiste, un poète dans lequel on va chercher des fulgurances comme chez Artaud ou Bataille. Et de l’autre côté, il y a un retournement idéologique dont on peut retracer l’histoire. Certains intellectuels appartenant à la génération de 68 ont retourné leur veste, cela est bien connu, mais ils ont fait plus : en retournant leur veste, ils ont également embarqué avec eux et retourné tout un arsenal théorique. Ils sont passés par exemple de l’autogestion au management participatif. C’est ainsi que des syndicats qui avaient commencé par lutter pour la fin du pouvoir patronal dans l’entreprise ont fini par promouvoir l’intéressement des salariés au profit pour élever leur productivité… On a en quelque sorte utilisé Foucault de manière à lui faire prescrire ce qu’il analysait de manière critique, comme le passage de la loi à la norme pour ne retenir que ce point. Cette opération est particulièrement visible chez François Ewald, l’ancien assistant de Foucault au Collège de France, qui est devenu le penseur de référence des sociétés d’assurance européennes et l’inspirateur de la «refondation sociale» du Medef. On pourrait suivre aussi le parcours de Pierre Rosanvallon, qui a lui aussi été un assistant de Foucault, et qui passe de la CFDT à la Fondation Saint-Simon et a tiré les analyses de Foucault vers la problématique d’une nouvelle gestion sociale typique de la «deuxième gauche». Il y a sans doute des ambiguïtés et des ambivalences politiques chez Foucault, qui autorisent toutes sortes de réformismes libéraux, et créent des difficultés aussi pour fonder solidement les résistances sur un discours unitaire. Il faut ajouter que Foucault est un intellectuel qui ne s’est pas réclamé du marxisme, ce qui a pu faciliter après coup sa récupération. Mais qu’il ne se soit pas réclamé du marxisme quand c’était pour tous «l’horizon indépassable» ne justifie évidemment pas son embarquement au profit d’idéologies gestionnaires ou libérales.

Propos recueillis par Guy Dreux et Christian Laval pour la revue © Nouveaux Regards.
( Mis en ligne le 02/10/2005 )
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