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La Politique de l'oxymore - Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde
de Bertrand Méheust
La Découverte - Poche 2014 /  8,50 €- 55.68  ffr. / 203 pages
ISBN : 978-2-7071-8205-0
FORMAT : 12,5cm x 19cm

Première publication en mars 2009 (La Découverte - Les Empêcheurs de penser en rond)

Prophète du malheur

Bertrand Méheust se propose de montrer dans cet essai comment la prolifération des oxymores dans nos sociétés – c'est-à-dire la fusion de deux réalités contradictoires – est devenue une véritable politique consistant à tenter d'occulter et donc de faire perdurer les crises auxquelles le monde contemporain est confronté, et en particulier la plus grave d'entre elles, la crise écologique.

Dès l'introduction, le ton est donné : Méheust se présente comme un partisan du «pessimisme méthodique» qui consiste à démontrer de façon raisonnée que quoi que nous fassions nous n'échapperons pas à la catastrophe écologique où nous entraîne inexorablement le néo-libéralisme. Sa thèse fait froid dans le dos : si tout le monde - ou presque - s'entend aujourd'hui pour diagnostiquer les prémices de la très grave crise que nous allons devoir affronter, Méheust prétend qu'il est déjà trop tard, et que rien ni personne ne sera capable de l'enrayer. Car pour ce faire, il faudrait changer radicalement de modèle économique, sociologique et culturel, ce qui lui semble désormais impossible : en s'appuyant sur les études et travaux de philosophes tels que Dominique Bourg, Marcel Gauchet, et Gilbert Simondon, il développe en effet le concept de «saturation» inhérent à toute société, expliquant qu'un système de réalité quelconque va jusqu'au bout de ses possibilités et ne se transforme que lorsqu'il est devenu incompatible avec lui même. En clair, la mondialisation dans laquelle nous sommes irrémédiablement entrés a été le moyen qu'a trouvé la civilisation libérale pour répondre à la saturation locale de ses systèmes, et n'a pour effet que de différer la saturation finale.

Pour Méheust, c'est purement et simplement une descente aux enfers qu'elle nous promet, parce que ce qu'il nomme la «pression de confort» que génère le développement des démocraties interdira le renoncement délibéré des hommes à un niveau de bien-être qui n'est possible que par la destruction de la biosphère et ce, quelles que soient les découvertes technologiques que la recherche actuelle nous promet. Ainsi, la biosphère étant bien plus complexe que la seule intelligence humaine, il est vain de prétendre maîtriser par de nouvelles technologies les effets néfastes de l'intervention des hommes. Les exemples qu'il nous propose pour étayer son propos sont hélas convaincants, qu'il s'agisse de la pollution des rivières, qui paraît irréversible, de la disparition programmée des abeilles, qui oblige à songer à une pollinisation artificielle des plantes, ou encore du réchauffement climatique contre lequel la technologie ne peut rien : les scientifiques qui oeuvrent au service du néo-libéralisme semblent avoir ouvert la boîte de Pandore, lancés dans une fuite en avant qui ne peut que se révéler mortelle pour notre société.

Mais quel lien tout cela a-t-il avec les oxymores qu'on retrouve dans tous les discours, et ce aussi bien dans les domaines politique, qu'économique ou culturel ? C'est que, puisque nous ne pouvons, ni ne voulons profondément prendre la mesure des crises que nous subissons, nos politiques tentent de nous rassurer en inventant des concepts par définition contradictoires. Il en est ainsi par exemple, dans le domaine de l'écologie, de l'idée très à la mode du «développement durable» : s'il est sans doute la dernière alternative et un moyen a minima de reculer l'échéance fatale, il ne peut être selon Méheust qu'un vain palliatif. En effet, l'évolution de la biosphère obligerait à penser le projet sur des millénaires, quand les politiques ne peuvent envisager le long terme au-delà d'une centaine d'années, voire de quelques décennies.

Les oxymores sont donc le moyen de cacher la crise, de faire croire qu'on peut la résoudre tout en continuant à s'enfoncer profondément dedans. L'auteur y voit même l'expression d'une véritable «novlangue libérale», reflet inquiétant de la décadence culturelle de notre société, car «comme la banquise porte la marque des variations climatiques, la langue porte la marque des affaissements de la civilisation». Pour Méheust d'ailleurs, l'utilisation de l'oxymore comme politique de désinformation ne date pas d'hier : sans pouvoir précisément dater leur apparition, il tente de montrer que ce moyen de propagande du pouvoir est utilisé largement depuis la fin du XVIIIe siècle. Et de fait, si on suit son raisonnement, depuis l'apparition du libéralisme et de l'économie de marché.

Certaines de ses démonstrations auraient cependant mérité un développement plus approfondi pour être totalement convaincantes : ainsi lorsqu'il tente de comparer l'écologie moderne, rendue compatible avec le libéralisme, avec «l'écologie de l'esprit» prônée par le mesmérisme à la fin du XVIIIe siècle et récupérée par Charcot et la médecine positiviste de la fin du XIXe siècle. Ou encore lorsqu'il reprend pour les contredire les travaux de Luc Ferry sur l'écologisme du nazisme, afin de montrer que le néolibéralisme contemporain poursuit le même projet d'appropriation du monde et de la nature humaine. C'est indéniablement intéressant mais cela demeure un peu court. Et cette forme d'outrance apparente risque fort de rejaillir sur la pertinence de ses conclusions.

Enfin, si Bertrand Méheust parvient efficacement à nous effrayer, en mettant le doigt sur ce que nous pressentons effectivement de plus en plus clairement depuis seulement quelques années – à savoir que le néo-libéralisme, s'il n'est pas régulé, nous promet catastrophes écologiques, économiques et sociales dont les découvertes scientifiques sur le délabrement de la biosphère, mais également les récentes crises financières se font douloureusement l'écho –, il peine cependant par la radicalité de son propos à se présenter autrement qu'en prophète du malheur. Méheust se doute d'ailleurs de l'objection qu'on ne manquera pas de lui opposer : si la catastrophe est inéluctable, comme il le prétend, pourquoi dès lors s'ingénier à l'éviter ? C'est justement «au nom d'une conception élargie de l'histoire et du progrès qu'il faut refuser par tous les moyens la marchandisation du monde», et démultiplier nos efforts pour contrer le processus qui l'entraîne.

Il n'empêche : à ce stade, le lecteur se prend à espérer qu'il se trompe.

Natacha Milkoff
( Mis en ligne le 01/07/2014 )
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