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Histoire & Sciences socialeset Poches  

Journal d'un conjuré - 1938-1944
de Ulrich Von Hassell
Belin - Poche 2009 /  11 €- 72.05  ffr. / 602 pages
ISBN : 978-2-7011-5172-4
FORMAT : 11cm x 18cm

L’amorce

Observateur attentif et désabusé des réalités allemandes sous le IIIe Reich, Ulrich Von Hassell tint, irrégulièrement - jusqu’à son exécution pour sa participation au complot contre Hitler – un journal dense, riche, depuis sa mise en disponibilité de la diplomatie, en 1938, jusqu’à la veille de son arrestation, le 29 juillet 1944.

Un journal important, comparable, dans une certaine mesure, aux Souvenirs d’un Allemand, de Sebastian Haffner. La comparaison peut sembler discutable, et l’ouvrage d’Haffner est bien davantage une œuvre littéraire, écrite a posteriori, qu’un journal intime, composé de notes au jour le jour… Toutefois, l’enjeu de ces deux documents réside moins dans leur qualité littéraire, que dans cette impression, commune aux deux hommes, de se trouver confrontés à un Léviathan dément, à une machinerie implacable qui avance, en dépit des incohérences de l’autorité, de la folie grandissante de ses chefs et de pratiques criminelles de plus en plus assumées.

Là où Haffner se plaçait du point de vue d’un jeune juriste confronté au führerprinzip et à un «droit» aliéné, travesti par l’idéologie, Von Hassell est lui un homme parvenu, au fait des réalités politiques nationales et internationales de son temps. Ancien ambassadeur à Rome (l’un des grands postes de la carrière diplomatique), chrétien affiché, membre d’une aristocratie sans doute trop impliquée dans l’Etat pour rompre avec lui, l’auteur quoique inemployé («décapité» par son ministre, von Ribbentrop), demeure homme du monde et occupe son temps libre, voyage (dans l’Europe allemande, notamment en France où il fréquente la bonne société diplomatique), commente l’actualité et les faits et gestes des puissants, fait des bilans, fréquente le deutscher club et autres lieux de sociabilité mondaine, cause avec d’autres notables (militaires, diplomates, prélats et hommes politiques) en délicatesse avec le régime… Suspect aux yeux des autorités qui voient en lui un «danger de subversion» (p.445), il «prend l’air du temps» et, peu à peu, non sans une horreur grandissante, réalise combien la position des ennemis de l’Allemagne est légitime.

Depuis la crise munichoise, qui ouvre l’ouvrage, jusqu’à l’épilogue tragique de juillet 1944, les réflexions de Von Hassell traduisent un malaise croissant, qui va conduire ce serviteur naturel de l'État et de l’Allemagne à distinguer État et régime, et à se tourner, par conservatisme, contre la patrie et «le caporal»… Avec ce journal, on suit, ponctuellement, la marche à la guerre (et ce dès Munich, qui figure, du point de vue d’Hitler, comme un échec attribuable à la prudence des généraux) puis la guerre elle-même et son enlisement. Constatant le poids de l’idéologie sur la conduite du conflit, dénonçant les calculs politiques des hiérarques du parti aux dépens des nécessités de la guerre, Von Hassell parcourt son chemin de Damas, qui passe par Stalingrad et le mène au peloton d’exécution.

Reste la question de l’entrée en résistance, le passage, subtil, du regard critique à la «pensée double», puis de la pensée double à l’action dans le cadre du complot incarné par Stauffenberg. Si le gouffre se précise rapidement (le jugement sur Stalingrad est à cet égard implacable et l’auteur retrouve même, en évoquant le «suicide» de l’Allemagne, les accents d’un Pie X en 1914), la question qui se pose (à tous les comploteurs) est toujours la même «Que faire ?» : «Mais ce qui en dépit de tous les efforts, continue à manquer, c’est l’amorce» (p.414).

De là, on découvre également un tableau impressionniste de la haute société allemande - dont l’auteur est finalement un bon résumé - partagée entre une culture d'État et un dégoût croissant pour cet État, ses incompétents et ses crimes. Consterné d’emblée par l’antisémitisme du régime, von Hassell juge, rumine, s’écoeure, dénonce… et rassemble, devient l’amorce tant désirée. C’est une résistance d’abord discrète, intime, dans un contexte totalitaire, où chaque geste, chaque protestation compte, notamment de la part des serviteurs de l’État. Une certaine société allemande se montre rétive au national-socialisme, critique même, mais toujours contrainte par l’idée de devoir… ce même devoir qui légitime par la suite la conspiration. Von Hassell est un conspirateur non-conformiste, un intermédiaire entre divers cercles de mécontentements (officiers, diplomates, hauts fonctionnaires) et le pendant civil (et mondain) d’un Von Stauffenberg. Au passage, le quotidien d’une Allemagne en guerre, d’abord conquérante, puis en difficulté, s’affiche : la mondanité à l’épreuve (et l’on se reportera alors au grand ouvrage de Fabrice D’Almeida sur La Vie mondaine sous le nazisme).

L’ouvrage avait été publié une première fois en France en 1948, d’après la version allemande de 1946, incomplète. Cette nouvelle édition reprend le texte de la réédition allemande de 1988, édition reprise et développée à partir des cahiers originaux : elle en diffère sur quelques points, en optant pour l’accessibilité au dépens du réalisme (von Hassell, se sachant surveillé, laissait rarement apparaître des noms propres), mais conserve un appareil de notes important et efficace. Une édition déjà très accessible donc et largement équipée d’un appareil scientifique impeccable : présentation de l’auteur et biographie rapide, index nominal, chronologie de la période, préface, épilogue et postface…

On peut dire que cette édition servira déjà à tous ceux, amateurs d’histoire et historiens, qui s’intéressent à la question, toujours entêtante, d’une hypothétique résistance allemande au nazisme (autre que morale s’entend) et cherchent un document, une réflexion, un jugement sur une période – la guerre vue d’Allemagne – et un épisode spécifique, le complot de juillet 1944 contre Hitler, remis au goût du jour par Hollywood et quelques historiens.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 09/03/2010 )
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