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Entretiens avec le bourreau
de Kazimierz Moczarski
Gallimard - Folio histoire 2011 /  12 €- 78.6  ffr. / 630 pages
ISBN : 978-2-07-044438-0
FORMAT : 11cm x 18cm

Jean-Yves Erhel (Traducteur)
Andrzej Szczypiorski (Préfacier)
Adam Michnik (Postfacier)


Dans le chaudron du diable

Entretiens avec le bourreau est une réédition nécessaire. On connaissait bien la «confession» de Rudolph Hoess, le commandant d’Auschwitz, écrite peu avant son exécution. On savait par cœur la thèse sur la banalité du mal défendue par Hannah Arendt qui suivit le procès Eichmann. Le récit de Kazimierz Moczarski restait méconnu. Paru initialement en polonais en 1977, la traduction française fut disponible très vite en 1979, mais déjà trop tardivement par apport à l’onde de choc provoquée par le procès de Jérusalem.

Un autre facteur a joué dans la relative discrétion de l’ouvrage, l’invraisemblable et terrifiante circonstance du récit. Et pourtant… Moczarski, officier polonais de l’Armée de l’intérieur (AK), combattant de premier plan lors de l’insurrection de Varsovie, est arrêté, comme tant d’autres résistants et responsables de l’AK, par la police politique du régime communiste en 1945. Deux ans plus tard, il est enfermé dans une cellule où se trouvent deux officiers allemands. L’un d’eux n’est autre que Jürgen Stroop, le général SS chargé par Himmler de la destruction du ghetto de Varsovie en 1943.

Ainsi, dans l’intimité d’une cellule de quelques mètres carrés, un résistant polonais va côtoyer, neuf mois durant, un des pires criminels de guerre et des plus cruels, dont le nom ne devait que provoquer l’épouvante. Dès lors, un étrange dialogue quotidien s’engage entre la victime et son bourreau. Sur le ton de la conversation, au fil des jours (et des pages), se révèle le personnage de Stroop, un nazi convaincu. En cellule, la langue se délie, par nécessité, pour occuper le temps ; l’humeur passe de la colère à la mélancolie, de la tristesse à l’euphorie. Moczarski, l’ennemi, devient ''Herr Moczarski'', compagnon d’infortune et presque confident. Stroop se raconte, ses origines modestes en Rhénanie du Nord, son attachement à la vieille Allemagne, portée par la nostalgie des Princes et de l’aristocratie militaire. La Grande Guerre, faite sur le front ouest ; Moczarski note «comme il a dû avoir eu peur», comme pour expliquer sa détestation des Français. Et puis, Weimar, la crise, la montée du NSDAP auquel Stroop adhère en 1932 ; sa carrière de policier parallèle («auxiliaire»), entamée en 1933 lorsque Göring entreprend de contrôler la police du Reich, amène Stroop à la SS.

Moczarski questionne, patiemment, reconstituant le parcours idéologique et militaire de l’officier SS. Le Polonais tente à plusieurs reprises de sonder le cœur et l’âme de ce prototype de l’ordre noir de Himmler. Nul regret, des affirmations à toutes objections dans la bouche du bourreau :

«- La pitié et la compassion sont néfastes 
- Dans l’armée, la politique et la vie publique certainement»


Puis, le lecteur entre dans l’intérieur de la machinerie SS, la formation, la guerre, La mutation en Pologne. Stroop aborde la rivalité entre Krüger, le patron de la police de Cracovie, et Hans Frank, le chef du «Gouvernement Général», les conflits de personnes. Puis, enfin, Stroop raconte le ghetto de Varsovie, et la «Grossaktion»… Parfois, il se laisse aller à parler des «bandits juifs», des «bandits polonais» ; devant les réactions vives de son interlocuteur, le SS change de vocabulaire, il parle de «franc-tireur». On apprend au détour d’une phrase que le terme de «cocktail Molotov» a été inventé par les SS persuadés que la recette en avait été communiquée aux résistants du ghetto par l’AK, et l’habitude fut prise de donner des noms des dirigeants soviétiques aux moyens de défense et aux armes de «l’ennemi».

Moczarski n’est pas seulement celui qui pose les questions. Il parle également sans pour autant tout dire des conditions exactes de son activité à la Direction de la lutte clandestine (K.W.P.). Ainsi, il révèle à Stroop qu’il était chargé de sa surveillance et de son élimination physique.

Ce document est étonnant, sidérant même à bien des égards. Il a fallu justifier de sa véracité. Comment, vingt ans plus tard et après bien des épreuves, Moczarski avait-il pu reconstituer ces entretiens ? Le tragique de la situation, un temps suspendu dans l’antichambre de la mort, avaient imprimé dans son esprit les paroles et les gestes de Stroop.

C’est ici qu’il faut en revenir à Kazimierz Moczarski, courageux soldat de l’AK, résistant pour son pays mais aussi pour une idée de la démocratie. Moczarski est un esprit bien trempé, formé dans les luttes politiques de l’avant guerre. L’occupation allemande, si féroce en Pologne, métamorphosa encore plus les tempéraments. Et la libération ne fut pas synonyme de liberté. En 1945, une nouvelle dictature s’abat sur la Pologne. Moczarski est arrêté, traité de «fasciste». Il est condamné à mort, traine de prison en prison, torturé (il a dénombré 49 types de tortures pratiquées sur lui). La postface très informée d’Adam Michnik rend compte de l’autre versant de ces «entretiens», celui de Mocsarski lui-même, doublement victime à l’image de toute la Résistance polonaise, soumise par deux fois à un principe vicié de «morale politique supérieure». Kazimierz Moczarki échappe au peloton d’exécution de justesse, la mort de Staline arrêtant pour l’essentiel, la main des bourreaux. Deux ans plus tard, les portes de la geôle s’ouvrent, en attendant la réhabilitation. Jürgen Stroop est exécuté en 1952 à Varsovie.

Un livre à lire, à découvrir pour ceux qui ont manqué la première édition. Un témoignage, bouleversant, animé d’une forte volonté de comprendre les mécanismes de l’horreur ; quel lieu plus approprié pour y parvenir que cette cellule devenue, neuf mois durant, le chaudron du diable ?...

Pascal Cauchy
( Mis en ligne le 25/10/2011 )
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