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Les Mystères de la gauche - De l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu
de Jean-Claude Michéa
Flammarion - Champs 2014 /  6 €- 39.3  ffr. / 132 pages
ISBN : 978-2-08-131302-6
FORMAT : 10,8 cm × 17,8 cm

Première publication en mars 2013 (Flammarion - Climats)

A gauche, rien de nouveau

La gauche, stade suprême du capitalisme ? Ce pourrait être le sous-titre du nouvel essai de Jean-Claude Michéa. Agrégé de philosophie, auteur d'essais tels qu'Orwell, anarchiste tory (1995), L'Enseignement de l'ignorance (1999), Impasse Adam Smith (2002) ou L'Empire du moindre mal (2007), ce dernier est connu pour sa critique féroce d'une gauche qui a abandonné tout esprit de lutte anti-capitaliste.

Jean-Claude Michéa creuse son sillon avec une régularité impressionnante. Cette fois-ci, reprenant la thèse du Complexe d'Orphée sans y ajouter d'éléments nouveaux, il cerne de mieux en mieux son objet. Il y a sans doute un «mystère» de la gauche, dont le philosophe retrace les origines. Si celle-ci incarne traditionnellement une lutte contre le capitalisme, Jean-Claude Michéa démontre qu'elle en constitue en fait l’autre face ; libéralisme économique et libéralisme culturel sont une seule et même chose. Défendant la «common decency» chère à Orwell, cette idée morale qu’il y a des «choses qui ne se font pas», Jean-Claude Michéa oppose la logique du don (donner, recevoir, rendre) à celle de l’individu libéral (demander, recevoir, prendre).

Tout débute avec la révolution française puis se poursuit avec l'affaire Dreyfuss. Jean-Claude Michéa rappelle que ni Marx, ni Engels, ni aucun socialiste des origines ne se sont réclamés de gauche. Pour eux, la «droite» désignait l'ensemble des partis censés représenter les intérêts de l'ancienne aristocratie terrienne et de la hiérarchie catholique tandis que la «gauche» constituait le ralliement politique des différentes fractions de la classe moyenne depuis la bourgeoisie industrielle et libérale jusqu'à la petite bourgeoisie républicaine et radicale. Le mouvement ouvrier socialiste contestant la domination féodale et celle du capital maintenait dans ce système son indépendance politique.

Avec l'affaire Dreyfus et devant la menace d'un coup d'État de la droite monarchiste, les organisations socialistes (à l'exception des syndicalistes révolutionnaires) allaient accepter de négocier un compromis de «défense républicaine» avec leurs anciens adversaires de la gauche parlementaire. Ce compromis constitue l’acte de naissance de la gauche moderne et l'un des points d'accélération de ce processus historique qui allait conduire à la dissolution de ce qui faisait la spécificité du socialisme ouvrier dans ce qu'on appellerait le camp du Progrès. Ce processus est placé sous le signe de la «philosophie des Lumières» et de la lutte contre le «cléricalisme» et la «Réac­tion» (la nouvelle «gauche socialiste» ne pourra penser le capitalisme que comme un système «conservateur», «réactionnaire», c'est-à-dire tourné vers le passé). Le ralliement de la gauche officielle (en France et ailleurs) au culte du marché concurrentiel, de la compétitivité internationale des entreprises et de la croissance illimitée (et au libéralisme culturel qui en constitue l’autre face) est l'aboutissement logique d'un processus historique négocié, lors de l'affaire Dreyfus, par les dirigeants du mouvement ouvrier français.

Dès lors, abandonnant les analyses de Marx, ce compromis conduisit à liquider les fondements mêmes du projet socialiste et à lui substituer cette idéologie égalitaire qui écarte toute idée du mal historique, empreinte de progressisme, d’une marche métaphysique dans le sens de l’histoire, du développement supposé «émancipateur» de la civilisation moderne par l'abondance des marchandises et la puissance illimitée de sa technologie. Elle conduisit à désinstaller toutes racines (««déconstruction» est le nom universitaire de cette entreprise de nettoyage des écuries du passé», dit Michéa), pour ne plus revivre les sombres jours de l’histoire et la domination. Citant Georges Orwell («En se fondant sur cette distinction philosophique, l'homme pourrait alors utiliser avec discernement les produits de la science et de l'industrie en leur appli­quant à tous le même critère : cela me rend-il plus humain ou moins humain ?»), Jean-Claude Michéa pense que la logique libérale conduit à détruire n’importe quelle communauté humaine (de la tribu à la nation, en passant par le village ou le quartier) sous couvert de la «faire entrer dans la modernité» et d'y introduire la «liberté» et les «droits de l'Homme».

Ce n'est pas le fait de défendre des valeurs universelles (la liberté, l'égalité, etc.) qui distingue le libéralisme du socialisme. C'est le fait que dans le cas du socialisme nous avons affaire à un universel concret dont le développement s'enracine dans l'expérience particulière des communautés (pour en extraire le principe universel de réciprocité) alors que dans celui du libéralisme, il s'agit d'un universalisme abstrait qui se fonde sur la diabolisation préalable de toute forme d'enracinement culturel particulier et de toute tradition populaire, laissant en dehors de lui la vie entière et le monde entier. C’est ce que disait déjà Marx dans Le Manifeste du Parti communiste.

L’individu devient axiologiquement neutre, prêt à épouser la logique du marché sous toutes ses formes, prêt à se ''brancher'' au progrès, à cette fuite en avant perpétuelle sans considération des conséquences réelles. Cette fameuse «lutte pour l'égalité» masque sous son apparence noble un déracinement de l’homme concret de toutes ses dettes symboliques (poids du passé, de la famille, du territoire, de la nation, de la langue, de la sexualité, de la morale, etc.) au bénéfice d'un homme abstrait régi par le Droit, devenu flexible, et mettant en fait tous les individus en rivalité et en concurrence, chacun considérant comme un dû tout ce qu’il peut vampiriser autour de lui. D’où ce Droit pour tous sans distinction. On retrouve évidemment là l’égoïsme libéral d’Adam Smith porté à incandescence. La «gauche» a abandonné toute lutte contre le système capitaliste, qu’elle camoufle derrière des «avancées sociétales» pour encore faire illusion. «Cette société, au contraire, est probablement la plus connectée, la plus grégaire et la plus mimétique que l'histoire ait jamais connue (et, en ce sens, on peut même dire que c'est dans la figure de l'adolescent moderne — rivé à son MP3 ou à son écran d'ordinateur — que l'ordre libéral trouve son modèle d'humanité le plus accompli, jusqu'à fonder pour tous les adultes le seul impératif de «rester jeune» à tout prix). Mais dans la mesure où cette société libérale ne peut officiellement reconnaître que les relations fondées sur l'échange marchand et le contrat juridique — autrement dit les relations fondées sur le seul principe utilitariste du «donnant-donnant» — elle ne saurait engendrer par elle-même aucun lien social véri­table ni aucune rencontre authentique et désintéressée (l'amitié, l'amour et la confiance ne peuvent évidemment trouver leur source première que dans les cycles créateurs du don, c'est-à-dire dans ces soubassements anthropolo­giques que la société libérale a précisément pour effet de détruire). D'elle-même, elle ne pourra donc jamais pro­duire qu'une «socialité» de synthèse et des relations humaines préfabriquées (dont Twitter et Facebook sont, aujourd'hui, les paradigmes les plus connus)».

Jean-Claude Michéa se révèle tout aussi pertinent dans les détails qu'il développe comme celui de ces ampoules électriques qu'il est depuis longtemps possible de fabriquer avec une durée de vie supérieure à celle d'une vie humaine... mais les commercialiser, ce serait substituer la valeur d'usage à la valeur d'échange. «Du point de vue d'un système fondé sur le profit et le primat de la valeur d'échange, en revanche, il est clair que la généralisation d'une technologie de ce genre (simple, robuste et durable) est fondamentalement incompatible avec les exigences de l'accumulation du capital (ou «croissance») et de l'enrichissement continuel — en droit sans limites — des grands industriels et des grands actionnaires. C'est d'ailleurs précisément dans le but de se protéger contre les effets économiquement catastrophiques de ce type d'inven­tion beaucoup trop utile que le cartel des fabricants d'ampoules électriques (le fameux «Phoebus», entente internationale qui regroupait notamment, à l'origine, Philips, Osram et General Electric) en était venu, dès 1925, à concevoir et imposer le système de l'obsolescence programmée (pratique désormais universelle, de l'industrie automobile à celle de l'informatique ou de l'électroménager), c'est-à-dire, en fin de compte, celui du sabotage méthodique — et scientifi­quement organisé — de la plupart des marchandises destinées à être vendues sur le marché capitaliste mondial. Tel est, sans doute, l'envers le plus cynique de la vertueuse «croissance»».

Jean-Claude Michéa cite de nombreux faits relevant de cette même entreprise libérale, comme ces 22 députés d’un parti au parlement suédois, qui ont déposé le 12 juin 2012 devant le conseil général du comté de Sormland un projet de loi visant à inter­dire à tous les «individus de sexe masculin d'uriner debout (!), ou encore cette déclaration dans le Figaro du 16 décembre 2012, de l'homme d'affaire Pierre Bergé, représentant de la gauche mitterrandienne : «Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l'adoption. Moi je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ?». Cette seule phrase est comme un cadeau fait au philosophe à l'appui de sa thèse...

Toujours offensif et mobilisant une culture impressionnante, Jean-Claude Michéa est sans doute l’un des penseurs contemporains les plus stimulants et ses ouvrages sont toujours remarquablement écrits, ce qui ajoute au plaisir de la lecture.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 21/01/2014 )
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