L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Poches  

Les Bas-fonds de l'Antiquité
de Catherine Salles
Payot - Petite bibliothèque 2004 /  9 €- 58.95  ffr. / 365 pages
ISBN : 2-228-89817-1
FORMAT : 11x18 cm

L'auteur du compte rendu: Michel Blonski, agrégé d'Histoire, travaille en DEA sous la direction du professeur François Hinard, à l'université de Paris IV, sur les problèmes du rapport au corps dans la civilisation romaine.

L’autre côté du miroir

Dans cette réédition de son livre paru en 1982, C. Salles invite le lecteur à une promenade, à travers des sources littéraires maniées avec dextérité, dans ce que l’on n’a pas l’habitude d’imaginer en pensant à l’Antiquité gréco-latine. Non l’éclat supposé du Parthénon, non pas la philosophie grecque ou la Majesté du Peuple romain, mais le tripot, le bordel, les voyous. Nous avons droit non à ce qui a été souvent embelli et stérilisé parfois, mais à la volonté de voir «la face cachée». Le récit est mené en plusieurs étapes, d’abord le monde grec et hellénistique, ensuite le monde romain.

Dans le cadre grec, l’auteur évoque les villes réputées consacrer une grande place aux plaisirs de toute sorte, notamment sensuels (Corinthe, Alexandrie), et montre les différents divertissements qui émaillent la vie athénienne, ainsi que la réalité plus ou moins sordide qu’ils sous-entendent (hétaïres, prostitution sacrée, prostitution tout court, jeux, banquets, tavernes, ivresses de toutes sortes). C. Salles décrit les amusements des fêtards, les méfaits des mauvais garçons, et surtout, à travers l’exemple de Nééra, la vie d’une courtisane, ses splendeurs et ses misères. Elle montre encore la naissance d’un milieu spécifique, en quête selon elle de reconnaissance, de pouvoir parfois, et souvent, tout simplement, de survie.
On découvre dans un second temps les «bas-fonds» du monde romain. Voici la Ville, avec ses problèmes bien connus – entassement, violence, misère, épidémie, famines – et là encore, ses milieux interlopes. Dans l’évocation de ceux-ci, le proxénète occupe une place de choix ; nous avons droit à une opposition entre les «louves» minables et décharnées, et les demi-mondaines les plus célèbres. Il faut évoquer encore le quotidien des tavernes, les 400 coups de la jeunesse dorée, telle grande dame à la recherche d’un séduisant gladiateur, les bandes armées de la fin de la République, à une époque où, selon l’idée consacrée, les pressions subies par les paysans italiens, l’afflux des esclaves de toutes parts de la Méditerranée, l’arrivée d’immigrants innombrables, créent une monstruosité urbaine, que la prévoyance des empereurs ne saura tout à fait résorber.

C’est donc à une fresque vivante, pleine de verve, faisant ressortir ce qu’une longue époque d’idolâtrie d’une certaine idée de l’Antiquité avait caché au lecteur moderne, que ce livre permet de s’intéresser. Il faut cependant se poser plusieurs questions à sa lecture. Un malentendu apparaît, en effet, dans la définition donnée des «bas-fonds». Qu’est-ce donc ? C’est, comme dit C. Salles, «l’envers du décor». Mais cette définition pose problème, elle est fondée sur une idée que s’en fait le lecteur moyen contemporain ; les «bas-fonds» ne sont pas nécessairement ce que l’on croit (en quoi le monde des banquets à la Platon ou Xénophon en feraient-ils partie ?). S’il s’agit de montrer, par là, la dure réalité de la vie des hommes communs de l’Antiquité – ce qui est partiellement fait – pourquoi ne pas davantage parler des travaux des champs, des maladies, de l’esclavage en général et pas seulement des pratiques sexuelles ? La notion de «bas-fonds» pose problème; elle est définie comme telle à partir de l’image que nous nous faisons de l’Antique (significativement, C. Salles évoque le «décor» antique idéal, sans le contester, comme celui d’une tragédie classique ou d’un opéra). Mais ce n’est pas notre façon de voir, composée de réminiscences d’Eugène Sue ou du Chicago d’Al Capone, qui doit compter ici : quitte à étudier l’arrière-salle, il faut le faire en reconstituant le point de vue antique sur la question. De là quelques erreurs d’un point de vue anthropologique : on aimerait en savoir un peu plus sur la prostitution sacrée ; de même en ce qui concerne la castagne que fait Néron dans les rues de Rome, moins réductible au comportement d’un jeune homme gâté, que comparable aux descentes des gars du village dans la France d’autrefois. On pourrait encore trouver de nombreux autres points litigieux, nés d’une trop grande volonté de chercher partout ce qui est censément commun au monde antique et au nôtre, alors que c’est l’inverse qu’il conviendrait de pister.

Ajoutons, pour le monde romain, un autre souci : pour des raisons évidentes de disponibilité des sources, l’auteur se concentre sur le cas de Rome. Même si d’autres villes (telle Pompéi) peuvent apparaître, et leur cas est bien exploité, on ne peut pas tout à fait considérer l’Vrbs comme représentative du monde romain ; il s’agit d’une ville gigantesque, qui par elle-même constitue une sorte d’aberration. Quant aux sources, si elles sont utilisées avec beaucoup d’efficacité, elles posent problème dans la mesure où elles s’étendent de l’époque grecque classique à celle de la fin du Bas-Empire. Cela fait long, et il y a par exemple quelque chose de gênant à parler de Rome, en utilisant de la même façon, comme si rien n’avait changé, Plaute et Saint Augustin (qui parle du point de vie d’un homme d’Afrique, qui plus est). L’auteur note certes des changements chronologiques : l’arrivée supposée au «pouvoir», peu à peu, des grandes courtisanes en pays hellénistique ; l’accroissement des catastrophes et des insécurités à Rome ; l’arrivée dans la Ville des «plaisirs à la grecque» ; mais c’est aller un peu vite. Ajoutons que l’opposition entre des Grecs esthètes et des Romains vulgaires, si elle n’est pas permanente, reste encore décelable çà et là, et l'on gagnerait à la dépasser (quid des «bas-fonds» grecs à l’époque impériale ?). Autre trace de cliché : l’idée, sous-jacente à l’ensemble du livre, que Rome n’est peuplée que d’oisifs (d’où leur dépendance totale et leur misère), ce qui a été démontré comme inexact. On pourrait encore trouver bien d’autres problèmes de ce genre, liés à une lecture trop littéraire des sources. Passons enfin sur certaines erreurs de détail : leno (ici, le proxénète) se dit lenones au pluriel, et non lenos ; il n’est pas certain que Sylla ait été nommé dictateur à vie ; les insulae ne sont pas nécessairement toutes des immeubles abominables.

Il ne faut cependant pas se cacher l’agrément que l’on a à parcourir ce livre. C. Salles y fait revivre avec beaucoup d’habileté, et dans un style agréable, des réalités que l'on a parfois tendance à oublier : le monde antique n’est pas fait que de nobles déclamations catoniennes, il n’est pas constitué des seules colonnes de marbre. Alors que l’on croit souvent savoir beaucoup sur ces civilisations, il y a toujours quelque plaisir à en redécouvrir la saveur de la vie quotidienne, aussi sordide soit-elle.

Michel Blonski
( Mis en ligne le 05/04/2004 )
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