L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Poches  

L'Histoire en miettes - Des Annales à la nouvelle histoire
de François Dosse
La Découverte - Poche 2005 /  11 €- 72.05  ffr. / 268 pages
ISBN : 2-7071-4590-4
FORMAT : 13x19 cm

L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.

Saintes Annales, priez pour nous

L’Histoire a ses propres divinités, olympiennes, inflexibles, quasi immortelles. Elles disposent d’un clergé, de temples et de fidèles, ont érigé une orthodoxie rigoureuse à partir d’un corpus de texte établi. Le mouvement des Annales peut légitimement prétendre à ce statut divin, et le Panthéon se nomme alors EHESS… Mais comme rien n’est définitivement sacré en ce bas monde, les Annales ont également trouvé des historiens, plus ou moins critiques, pour en évaluer le passage à l’Histoire. Il était temps de désenchanter la science historique : c’est chose faite (depuis 1987) avec l’étude de référence, ici rééditée, de François Dosse, l’un des meilleurs spécialistes actuels d’historiographie (on lui doit récemment une étude de référence sur la biographie). Cet ouvrage, désormais classique, entreprend de faire l’histoire d’un mouvement dont l’influence fut décisive sur la manière d’écrire et de penser l’histoire au XXe siècle.

La révolution commence aux marges des sciences humaines, au début du siècle : les comploteurs viennent des sciences nouvelles, comme la sociologie, et attirent de jeunes historiens novateurs, qui entendent bien se frayer un chemin. F. Dosse éclaire le contexte et montre bien les filiations et les trajectoires intellectuelles qui mènent Marc Bloch et Lucien Febvre à contester le paradigme d’alors. Le vocabulaire militaire ou stratégique, récurrent chez Febvre, atteste de l’esprit dans lequel on débat : il s’agit de substituer une orthodoxie à une autre, et tous les coups sont permis. On ostracise, on argumente, on critique, on conquiert des territoires. Depuis Strasbourg, les généraux Febvre et Bloch développent, via les Annales, une stratégie d’assimilation (d’appropriation) des autres sciences sociales – économie, ethnologie, psychologie, géographie… - avec, en horizon radieux, la conquête d’un champ scientifique et universitaire. La guerre interrompt un temps l’offensive : si un Lucien Febvre s’accommode (comme le dirait P. Burrin), Marc Bloch résiste et succombe. Un dieu mort fait toujours bien dans une religion : les Annales ont leur Christ ! Les apôtres peuvent entrer en jeu et se mettre à évangéliser, solidement assis sur les institutions.

L’ère Braudel commence, celle d’un bâtisseur d’église : comme ses prédécesseurs, l’historien se trouve face à un défi intellectuel, celui de l’avènement des sciences sociales. F. Dosse éclaire alors la stratégie (mondiale) des Annales, devenues Annales, économie, société, civilisation : stratégie efficace qui voit les historiens, soutenus par la fondation Rockefeller, s’emparer des sciences humaines, via la VIe section de l’EPHE, future EHESS, et y construire un fortin, sur les ruines de la prison du Cherche-Midi. Opérant un tri dans l’héritage, Braudel privilégie alors l’économie, associée à la démographie. C’est le temps des études statistiques, des monographies régionales, des cycles longs : «l’histoire camembert» dans toute sa splendeur, qui écarte l’homme au profit du fait économique, se nourrissant de courbes, tableaux et diagrammes, postulant au statut de science objective. Statut contesté : face aux Annales conquérantes se dresse un nouvel adversaire (restons sur la métaphore guerrière) : le structuralisme, qui se veut négation de l’histoire. L’ouvrage, dans le sillage de F. Braudel, dévoile la réplique des Annales, celle du temps long, voire d’un temps immobile (mais il révèle également les failles humaines et intellectuelles d’un F. Braudel - qui ne se reconnaissait d’égal que Sartre - au rebours du quasi culte qui lui est voué et dont il fut l’un des meilleurs artisans).

La troisième époque, post-braudelienne, est sans doute l’une des plus difficiles, celle des «illusions perdues», du fait d’un constat : l’histoire «totale», l’idéal initial, demeure inaccessible. La complexité croissante de la science historique, son hétérogénéité du fait de l’apport des sciences humaines «auxiliaires», aboutit à une fragmentation, une «histoire en miettes» (P. Nora), «sérielle» (M. Foucault) qui ne vise à la totalité que dans l’articulation des différentes spécialités ou par le biais de séries. L’EHESS devient cette immense auberge espagnole où l’on fait de tout, où l’on se détache même de l’humain pour le climat, non sans talent. Un P. Veyne – sensible au récit – y croise un adepte de l’ordinateur (E. Le Roy Ladurie). L’héritage des fondateurs persiste dans un esprit et un projet, une communauté qui – fait significatif – ne connaît pas de distinctions politiques et semble même à cet égard plutôt œcuménique, allant du PCF à la droite maurassienne. Il persiste peut être également du fait d’une certaine présomption à incarner la science historique. L’esprit d’orthodoxie demeure, mais l’histoire en ressort déconstruite, fragmentée.

L’ouvrage de François Dosse est déjà ancien (1987, réédition en 1997), mais la lecture de cette nouvelle réédition atteste de son intérêt et de sa valeur scientifique. En sympathie, mais toujours critique, l’auteur retrace l’histoire d’un courant et d’une pensée, ses circonvolutions, ses espérances, et ses égarements, ses voies sans issue. Certes, le ton est parfois un peu dogmatique voire agressif concernant certains historiens (mais l’auteur s’en explique, et s’en excuse dans une introduction à la première réédition), mais c’est aussi le charme d’un style et d’une manière de réfléchir que l’on pourrait parfois rapprocher – par son art de la formule et de l’analyse décisive – des célébrissimes comptes rendus de Lucien Febvre. L’ouvrage est destiné avant tout aux historiens et aux philosophes de l’Histoire, qui mesureront ainsi la profondeur des bouleversements amenés par les Annales, mais également les limites d’une révolution qu’il a bien fallu achever.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 16/05/2005 )
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