L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Poches  

Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque
de Marcel Detienne
Le Livre de Poche - Références 2006 /  6.50 €- 42.58  ffr. / 240 pages
ISBN : 2-253-11556-8
FORMAT : 11,0cm x 18,0cm

Préface de Pierre Vidal-Naquet.

L'auteur du compte rendu : Emmanuel Bain est agrégé d’histoire ; il est actuellement allocataire-moniteur à l’Université de Nice Sophia-Antipolis, où il prépare une thèse en histoire médiévale sur «les fondements bibliques du discours ecclésiastique sur riches et pauvres aux XII-XIIIe siècles».


Histoire de la vérité

La première édition de ces Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque aura bientôt quarante ans, et pourtant ce livre peut encore paraître novateur, et sa réédition en poche mérite d’être saluée. C’est une véritable leçon et un manifeste méthodologiques. Marcel Détienne y montre comment la vérité – valeur qui semble par définition immuable, universelle et toujours identique à elle-même – a pourtant une histoire, et cette histoire est liée au contexte social et politique.

Dans le cas de la Grèce archaïque, d’Homère au VIe siècle avant notre ère, qui fait l’objet de ce livre, M. Détienne aborde, à la suite de Jean-Pierre Vernant, la question du passage du mythe à la raison qu’il observe à travers les mutations de la vérité – l’Alètheia. Après l’introduction, les chapitres 2 à 4 sont consacrés aux «maîtres de vérité» de la pensée mythique : le poète, le roi de justice, le devin. Ces trois personnages sont porteurs d’une parole efficace chargée d’Alètheia. C’est la mémoire qui fait advenir cette vérité comme un don de voyance, et non comme une simple remémoration. Mais la vérité est toujours accompagnée de son ombre, de sa part de fausseté, dont la figure majeure est l’oubli. Se définit alors un régime de vérité propre à la pensée mythique, dans lequel l’ambiguïté est essentielle, et où il n’y a pas contradiction mais complémentarité entre le vrai et l’oubli.

Cette configuration de la vérité participe d’un système social aristocratique. Les maîtres de vérité sont des êtres d’exception : poètes dont les cosmogonies accompagnent les mythes de souveraineté et qui déploient leur louange à l’adresse d’une élite de guerriers ; rois-devins garants des oracles et des ordalies qui disent la justice. Mais ce système social évolue au VIe siècle avec la réforme hoplitique qui limite l’exploit individuel du guerrier au profit d’une poussée collective dans laquelle les soldats sont égaux. Cette pratique militaire nouvelle, qui contribue à la mise en place des «démocraties», produit un nouveau régime de la parole analysé dans le cinquième chapitre : «le procès de laïcisation». À la parole magico-religieuse s’oppose alors la parole-dialogue, qui valorise l’égalité d’acteurs autonomes au sein d’une communauté. C’est la naissance du droit, de la rhétorique et de la philosophie rationnelle qui remplacent les pratiques divinatoires.

Le chapitre 6 suit dans une plus grande précision ce changement de statut de l’Alètheia au VIe siècle à travers deux personnages, dont l’un annonce la sophistique et l’autre la philosophie : Simonide et Parménide. Avec le premier, la poésie devient un métier rémunéré, qui repose sur une mémoire fidèle aidée par des procédés mnémotechniques. Son art est alors imitation et artifice. Le poète ne fait plus advenir une épiphanie de la vérité, mais déploie un simulacre qui revendique la doxa, marquée par la contingence et le changement. Face à Simonide, Parménide et les sectes philosophico-religieuses de la fin du VIe siècle, si elles revendiquent, comme les anciens maîtres de vérité, le commerce avec Alètheia, en changent radicalement le sens. En effet la vérité devient alors l’ennemie de toute fausseté ; l’ambiguïté de la vérité dans la pensée mythique disparaît au profit d’une opposition entre l’oubli et la vérité.

L’ouvrage de 1967 est ici précédé d’un texte de 1994 : "Retour sur la bouche de vérité", qui est une réflexion distanciée sur Les Maîtres de vérité. M. Détienne replace son ouvrage dans la continuité des études sur la Grèce archaïque – ce qui est d’ailleurs encore complété par une bibliographie établie en 2005 – et ouvre à une réflexion historiographique sur les rapports entre phénomènes sociaux et évolutions intellectuelles. L’idée d’une continuité entre ces deux réalités est au cœur de l’ouvrage de 1967 : «Réforme hoplitique et naissance de la cité ne sont pas elles-mêmes, dans leur solidarité, séparables de la mutation intellectuelle la plus décisive pour la pensée grecque : la construction d’un système de pensée rationnelle qui marque une rupture éclatante avec l’ancienne pensée religieuse» (p.177) ; «Pour que l’Alètheia religieuse devienne concept rationnel, il a fallu que se produise un phénomène majeur : la laïcisation de la parole, dont les relations avec l’avènement de nouveaux rapports sociaux et de structures politiques inédites sont indéniables» (p.239). M. Détienne suggère désormais que ces formules devraient être nuancées.

Pour un prix modeste, ce livre offre donc un suggestif instrument de réflexion sur la méthodologie historique et sur la notion de vérité.

Emmanuel Bain
( Mis en ligne le 14/04/2006 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024



www.parutions.com

(fermer cette fenêtre)