L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Antiquité & préhistoire  

Polemica - Etudes sur la guerre et les armées dans la Grèce antique
de Pierre Ducrey & alii
Les Belles Lettres 2019 /  27 €- 176.85  ffr. / 553 pages
ISBN : 978-2-251-44893-0
FORMAT : 15,0 cm × 21,5 cm

Guerre et sociétés grecques

L'histoire des guerres et des organisations militaires est extrêmement instructive sur l'ensemble des aspects des sociétés belligérantes. Faire la guerre implique, révèle les valeurs et les ressources, non seulement matérielles, mais aussi institutionnelles et socio-cognitives d'une société : l'ordre de bataille (et la logistique) de la guerre de Trente en ans comme celui des hoplites, ou des opérations durant les guerres dites de basse intensité des trente dernières années en dit long sur les rapports de classes et les structures d'Etat mises en jeu. Le choix des risques et de la mise en danger d'une communauté entière concentre tous les raisonnements, les argumentaires, les calculs utilitaires, les représentations sociales, les croyances possibles et imaginables des hommes. Les étudier permet aussi de les comparer et de percevoir des constances et des différences fondamentales.

La constante indéniable, c'est que malgré toutes les règles élaborées par les hommes en guerre, l'arbitraire et le cynisme utilitaires dominent dans la plupart des cas, avant, pendant, comme après les opérations, que ce soit avec ceux qui cont considérés comme appartenant à une même communauté fondamentale ou avec ceux des communautés «barbares», autres, de l'en dehors civilisationnel – autre constante que cette distinction-là, qui comprend des ennemis inclus et des ennemis exclus de ce qui mérite le respect.

Plusieurs chapitres de l'ouvrage sont consacrés à la question non seulement des règles de combat, mais aussi du traitement des perdants, soldats ou civils, en ce compris après les sièges. Et l'on s'aperçoit que le christianisme médiéval (et moins encore notre propre civilisation des droits de l'homme) n'a pas l'apanage des règles «humanitaires» : outre de nombreuses périodes de fêtes religieuses qui interdisaient les affrontements, des espaces de protection de réfugiés (les sanctuaires), des personnes à statuts spécifiques (par exemple, les ambassadeurs et les athlètes durant certaines compétitions), des règles coutumières concernant les sièges, les Grecs pouvaient élaborer de véritables conventions de protection des populations civiles afin d'éviter les pillages, mises en esclavage, viols et massacres qui étaient la règle par défaut : même de grands philosophes comme Socrate ou Aristote admettaient que les perdants étaient légitimement à disposition complète des gagnants et, finalement, ce n'était que les «excès» de  pouvoir des vainqueurs qui pouvaient être reprochés, pas le pouvoir lui-même. Et si, contrairement à nos guerres mondiales et coloniales, les guerres n'étaient pas totales au sens où, hormis les cas de sièges ou de terre brûlée, les batailles se déroulaient généralement loin des habitations et des non belligérants (quoiqu'il put y en avoir beaucoup suivant les troupes, comme durant les invasions d'Alexandre le Grand), elles impliquaient le sort de la communauté toute entière : la défaite des soldats était la défaite de tous les membres de la communauté. Les Grecs vivaient probablement dans la hantise de devenir un jour des esclaves, de perdre leurs époux, enfants, statut et biens en sus de leur liberté.

De fait, la question de l'esclavage est aussi abordée par plusieurs chapitres : les esclaves pouvaient-ils participer aux guerre ? Quel était leur sort en cas de défaite de leurs maîtres ? Pouvaient-ils profiter des troubles militaro-politiques pour s'échapper ou se révolter ? Comment les citoyens grecs libres percevaient-ils (et donc traitaient-ils) leurs esclaves en situation de guerre ? Tous les cas de figure semblent avoir existé : des esclaves participant aux combats aux côtés de leurs maîtres, parfois avec des promesses d'affranchissement, d'autres profitant des troubles pour se révolter ou encore acceptant ou non des propositions d'affranchissement des adversaires pour trahir leurs maîtres. Il semble que les Grecs n'éprouvaient pas une crainte très marquée à l'égard de leurs esclaves, sauf sans doute les spartiates qui les traitaient particulièrement mal, lesquels en utilisèrent néanmoins dans des batailles. On le sait, la même question – armer ou non les esclaves - s'est posée durant la guerre de sécession, avec une réponse bien différente. Et si les esclaves avaient sans doute moins à perdre que les maîtres, ils pouvaient néanmoins perdre l'essentiel : la vie, et accessoirement le statut relatif qu'ils avaient parfois gagné dans une Cité.

Malgré la réputation rationaliste faite a posteriori au Grecs, les guerres étaient - comme tous les autres aspects de la vie – fortement marquées par le fait religieux : elles étaient presque doublées, fut-ce sous forme de métaphore, par des guerres entre les Dieux (comme on le vois dans l'Iliade) ; les rites y étaient extrêmement importants et fort respectés (en ce compris les trêves pour l'ensevelissement des morts après la bataille) ; l'influence du religieux dans les choix stratégiques – et d'abord dans celui de livrer ou non bataille, voire de se déplacer jusqu’au lieu de combat – était très important, notamment par la lecture des signes manifestant la volonté des dieux.

Et à propos de stratégie, si les affrontements des hoplites et des phalanges sont bien connus, furent longtemps extrêmement efficaces et si spécifiques, on sait moins que ce fut au prix de la négligence d'autres armes, comme les armes de jet (frondes, flèches – armes de pauvres), pourtant terriblement meurtrières, qui étaient méprisées voire interdites, de la cavalerie (très accessoires jusqu'à Alexandre), et au prix d'un accord tacite des belligérants sur le lieu de l'affrontement : impossible de se battre en rangées de profondeur avec boucliers et longues lances sur un terrain irrégulier, étroit ou escarpé. Aussi curieux que cela puisse paraître de la part de peuples vivant dans un pays aussi montagneux, les Grecs étaient infiniment moins efficaces en montagne – ce qui ne fut pas le cas des Romains dont les formations étaient plus résistantes aux tactiques de guérillas et de harcèlement. Voici au passage un sujet peut-être sous-traité dans l'ouvrage : la victoire des romains sur les Grecs ; il aurait mérité que l'on s'y attarde un peu plus.

Frédéric Dufoing
( Mis en ligne le 31/05/2019 )
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