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Histoire & Sciences socialeset Antiquité & préhistoire  

La Tyrannie dans la Grèce antique
de Claude Mossé
PUF - Quadrige 2004 /  13.50 €- 88.43  ffr. / 214 pages
ISBN : 2-13-054664-1
FORMAT : 13x19 cm

L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de l’I.E.P. de Toulouse, est titulaire d’une maîtrise en histoire ancienne (mémoire sur Les représentations du féminin dans les poèmes d’Hésiode) et d’un DEA de Sciences des Religions à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (mémoire sur Les Nymphes dans la Périégèse de la Grèce de Pausanias). Ancien élève de l’Institut Régional d’Administration de Bastia, il est actuellement professeur d’histoire-géographie.

Les dangers de la démagogie

Les Presses Universitaires de France ont eu la bonne idée de rééditer dans la collection Quadrige le livre de Claude Mossé sur la tyrannie dans la Grèce antique. Ce classique déjà ancien (la première édition date de 1969) bénéficie d’une nouvelle préface de l’auteure, où celle-ci «croi[t] pouvoir dire que les développements consacrés aux différentes tyrannies grecques» lui «semblent valables pour l’essentiel, même si quelques rares découvertes archéologiques ou épigraphiques ont pu apporter des précisions sur certains points, en particulier sur la chronologie des «grands travaux» attribués à l’un ou l’autre de ces tyrans» (p.III).

L’ouvrage se présente comme une synthèse d’ensemble sur la tyrannie grecque, cette forme de pouvoir qui avait fait son apparition au cours du VIIe siècle av. J.-C. et subsistait encore à l’époque hellénistique, aussi bien en Grèce propre et en Occident que dans le monde né des conquêtes d’Alexandre. Claude Mossé a choisi un plan chronologique qui reprend la périodisation traditionnelle de l’histoire grecque, mais en accordant à la période archaïque une place plus importante qu’aux périodes classique et hellénistique.

Pour la période archaïque, nous ne possédons que des témoignages tardifs et souvent partiaux. Mais l’image qui ressort est celle d’un tyran «démagogue» qui s’impose pendant une période troublée, fertile en luttes souvent sanglantes mettant aux prises les habitants d’une même cité (stasis ou guerre civile). Les luttes des aristocrates entre eux et surtout des aristocrates contre le reste de la population (le demos) profitent en fait à des usurpateurs, les tyrans, qui mettent en place des régimes autoritaires et personnels. En général, après une période plus ou moins longue, leur gouvernement est aboli et remplacé par un régime oligarchique ou démocratique qui prend toujours soin de donner à l’autorité souveraine un caractère collégial et temporaire. La tyrannie apparaît donc comme un phénomène largement répandu, souvent lié à un déséquilibre social. Le tyran se présente généralement comme un chef populaire, hostile à l’aristocratie, et qui contribue partout à détruire non seulement le régime politique, mais aussi les cadres sociaux imposés par cette aristocratie. Mais à la place, il ne construit rien, d’où le caractère le plus souvent éphémère de son pouvoir.

La localisation géographique de la tyrannie archaïque est relativement aisée à définir. Le phénomène concerne tout d’abord l’Ionie et les îles de l’Egée (l’étymologie du mot serait peut-être lydienne). Nombre de ces tyrans sont mal connus (Pindare d’Ephèse, Amphiclès et Polytechnos de Chios…), mais les auteurs anciens (essentiellement Hérodote) nous donnent des indications plus substantielles sur certains d’entre eux, comme Thrasyboulos de Milet, Pittacos de Mytilène, Lygdamis de Naxos et surtout Polycratès de Samos (qui semble avoir été l’une des personnalités les plus remarquables du VIe siècle, et l’un des souverains les plus puissants de l’époque). Les tyrans prospérèrent également dans le Péloponnèse et la région de l’Isthme : Phidon d’Argos, les Cypsélides de Corinthe (Cypsélos et son fils Périandre, dont la cruauté était proverbiale et qui figure pourtant parmi les Sept Sages), les Orthagorides de Sicyone (parmi lesquels se détache Clisthène, paradoxal grand-père et homonyme du fondateur de la démocratie athénienne) ou encore Théagénès de Mégare. L’intelligent Pisistrate domina quant à lui Athènes de 561 à 528 av. J.-C., même s’il fut exilé à deux reprises. Il mourut paisiblement dans son lit et laissa le pouvoir à ses fils Hippias et Hipparque. Le premier fut renversé (mais trouva refuge en Perse) peu après le meurtre du second, victime d’une vendetta aristocratique. La tyrannie se développa aussi en Grande Grèce, à Léontinoi (Panaitios), Agrigente (Phalaris et Théron), Géla (Cléandros et Hippocratés), Rhégion (Anaxilas) et bien sûr Syracuse (les Deinoménides Gélon, Hiéron et Thrasyboulos). Mais cette tyrannie sicilienne apparaît différente des autres, s’affirmant plutôt contre le demos.

A l’époque classique, la Grèce n’est pas complètement débarrassée de la tyrannie, même si à l’aube du Ve siècle elle ne subsiste qu’en Sicile et dans certaines cités d’Asie Mineure passées sous le joug perse. Le grand retour se fait au IVe siècle, dans un contexte de crise où s’affirment des chefs de mercenaires. Mais tous les tyrans n’étaient pas des condottiere, en particulier ceux dont le Grand Roi puis Philippe de Macédoine se servirent pour asseoir leur autorité en Asie Mineure pour le premier, dans le Péloponnèse et en Eubée pour le second. La plupart d’entre eux ne sont pour nous que des noms. Mais d’autres tyrans de la période sont mieux connus, comme Jason de Phères en Thessalie, Euphron de Sicyone ou Cléarchos d’Héraclée du Pont. L’archétype du tyran demeure néanmoins Denys de Syracuse ; c’est surtout lui qui servit de modèle aux réflexions des écrivains politiques du IVe siècle. Platon puis Aristote se sont penchés sur le sujet, analysant les relations du tyran avec le demos ou développant les critères de distinction entre le roi et le tyran. La théorie conduisait cependant parfois à des schématisations abusives. Les tyrans ne furent pas toujours ces pourchasseurs de la liberté intellectuelle, que dénonce Aristote. Nombreux furent ceux qui attirèrent à leur cour les esprits les plus éclairés de la Grèce (qui ne connurent pas tous les mésaventures de Platon avec le souverain de Syracuse).

La conquête d’Alexandre fut pour les petits tyrans locaux des cités d’Asie un désastre, le Macédonien se posant en restaurateur de la démocratie dans les cités «libérées» par lui. Mais cette politique ne fut pas systématique, et lui-même d’abord, ses successeurs ensuite, favorisèrent parfois l’établissement de tyrannies plus ou moins éphémères. Il est pourtant, au cours des deux siècles qui séparent la victoire de Philippe II sur les Grecs de la mainmise des Romains sur l’Asie, quelques exemples de tyrannies assez exceptionnelles. Démétrios de Phalère, le «tyran philosophe» qui termine sa carrière dans la Bibliothèque d’Alexandrie après avoir dirigé Athènes, n’aurait pas accepté d’être qualifié de ce nom honni, lui qui se réclamait d’Aristote et de Théophraste. Agathoclès, le tyran populaire de Syracuse, et Nabis, le tyran révolutionnaire de Sparte, s’empressèrent de prendre le titre de roi pour faire oublier la nature et l’origine de leur pouvoir. Quant à Aristonicos de Pergame, qui contesta le testament par lequel son demi-frère Attale III avait légué son royaume au peuple romain, il apparaît comme une figure un peu énigmatique. Pour tenir en échec les généraux romains, il fit appel aux paysans misérables et aux esclaves d’Asie avec lesquels il prétendit fonder une «cité du soleil». Ces quatre personnages, à des titres divers, témoignent en tout cas des conditions nouvelles de la vie politique, économique et sociale d’un monde hellénistique élargi au-delà du cadre traditionnel de la cité (qui continue cependant de subsister).

Bien que l’auteure s’attache à étudier des périodes différentes, la plupart des sources littéraires sont des récits bien postérieurs aux événements relatés. Il en découle l’inévitable élaboration d’une image du tyran dont on retrouve les traits communs à tous les moments de l’histoire grecque : se posant en défenseur des pauvres contre les «bien nés», les puissants et les riches, il promet un nouveau partage des terres et l’abolition des dettes, et n’hésite pas à libérer les esclaves. Il gouverne comme un despote et fait régner l’ordre grâce aux mercenaires dont il s’entoure. Enfin, dans sa vie privée, il se comporte souvent comme un monstre (Périandre s’accouplant au cadavre de sa femme Mélissa qu’il a tuée…), négateur de toutes les valeurs sur lesquelles repose la société. Un homme qui s’animalise et qui fait horreur, comme le héros tragique de l’Œdipe Roi de Sophocle, pièce dont le véritable titre grec est Oidipous tyrannos

Sébastien Dalmon
( Mis en ligne le 21/12/2004 )
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