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Les Rêves dans la tragédie grecque
de Georges Devereux
Les Belles Lettres - Vérité des mythes 2006 /  37 €- 242.35  ffr. / 522 pages
ISBN : 2-251-32438-0
FORMAT : 15,0cm x 21,5cm

Traduction de David Alcorn.

L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de l’I.E.P. de Toulouse, est titulaire d’une maîtrise en histoire ancienne et d’un DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de l’Institut Régional d’Administration de Bastia et ancien professeur d’histoire-géographie, il est actuellement élève conservateur à l’Ecole Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne.


Les Atrides sur le divan

L’œuvre de George Devereux, savant inclassable, se situe au confluent de l’ethnographie, l’anthropologie, la psychanalyse et les études classiques. Fondateur de l’ethnopsychiatrie, discipline nouvelle dont il a dessiné les contours au travers d’une douzaine de livres et plus de deux cent cinquante articles, il n’a formé qu’une toute petite poignée de chercheurs, dont Tobie Nathan, auteur de Psychanalyse païenne (Odile Jacob, 1995). De son vrai nom György Dobó, George Devereux est né en 1908 dans une petite ville de Transylvanie alors hongroise, mais devenue roumaine en 1918. Issu de la bourgeoisie austro-hongroise juive (mais converti plus tard au christianisme), il émigre à Paris pour étudier la physique avec Marie Curie et Jean Perrin. Puis il passe un diplôme de malais aux Langues Orientales et suit les enseignements de Marcel Mauss, Lucien Lévy-Bruhl et Paul Rivet. Il obtient en 1932 une bourse de la fondation Rockefeller pour étudier sur le terrain les Indiens Hopi de Californie, puis les Sedang Moï du Vietnam. Il passe aux Etats-Unis un doctorat d’anthropologie sur la vie sexuelle des Indiens Mohave du Colorado. Après la guerre, il entreprend une formation psychanalytique. Après avoir enseigné l’anthropologie dans diverses universités américaines, il s’installe comme psychanalyste à New York. En 1962, sous l’impulsion de R. Bastide et C. Lévi-Strauss, il est appelé à Paris pour enseigner l’ethnopsychiatrie à la VIe Section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. A l’âge de cinquante ans, il apprend le grec classique et s’intéresse dorénavant, dans ses travaux, à la mythologie grecque.

Mais il ne perd pas pour autant son intérêt pour l’ethnographie et la psychanalyse, et se plaît à mêler ces deux disciplines à son nouvel engouement pour les études classiques. C’est particulièrement le cas dans Les Rêves dans la tragédie grecque, ouvrage publié d’abord en anglais en 1976, et traduit en français seulement aujourd’hui (trente ans après sa première parution), plus de vingt ans après la mort de l’auteur (décédé à Paris en 1985).

George Devereux tente ici de démontrer la crédibilité psychologique des rêves qu’Eschyle, Sophocle et Euripide ont imaginés pour certains de leurs personnages. Il ne prétend pas faire une réelle psychanalyse de poètes grecs depuis longtemps disparus, ni des personnages dramatiques issus de leur imagination. Il tente surtout de montrer que les rêves que l’on rencontre dans la tragédie grecque sont plausibles en tant que rêves, qu’ils pourraient être authentiques. Il tente d’interpréter les données grecques de la même manière qu’il interprétait le discours et le comportement de ses patients en analyse, ou de ses chers Indiens Mohave dont il prétend qu’ils l’avaient, les premiers, initié à la pensée psychanalytique.

Dans une introduction générale, l’auteur justifie ses choix méthodologiques : selon lui, aucune méthode psychologique ne s’est révélée ni plus propre ni plus fréquemment appliquée à l’étude de la littérature et de l’art que la psychanalyse. Il justifie les parallèles – parfois hasardeux – qu’il opère entre les Grecs anciens, ses patients contemporains et les membres des sociétés que l’ethnographie lui a fait connaître, en partant du principe qu’ils sont tous pareillement humains. Eschyle occupe ici une place de choix puisque six des neuf chapitres du livre concernent son œuvre, à travers l’analyse successive des rêves des personnages suivants : Atossa, la reine-mère, dans Les Perses ; Io, dans le Prométhée enchaîné (le rêve érotique qui la pousse à se rendre dans les marais de Lerne où elle s’unira à Zeus) ; Ménélas, dans l’Agamemnon (ce rêve de frustration par rapport à l’absence d’Hélène est rapporté par le chœur, vu que Ménélas n’est pas un personnage de la pièce), les Erinyes dans Les Euménides (ces personnages terrifiants rêvant de Clytemnestre dont elles sont pourtant issues, à travers le sang de la mère versé par le fils) ; Clytemnestre dans Les Choéphores ; la métaphore onirique des Danaïdes autour de la peur du serpent et de l’araignée dans les Suppliantes. D’autres versions du rêve de Clytemnestre dans un fragment de l’Orestie de Stésichore et dans l’Electre de Sophocle sont également analysées dans deux chapitres, comparées entre elles et avec la version eschyléenne. Un autre chapitre s’intéresse à trois rêves racontés dans l’œuvre d’Euripide (dans Rhésos, Hécube et Iphigénie en Tauride), qui sont rattachés au thème de la «scène originaire», c’est-à-dire, chez l’enfant, l’expérience réelle ou fantasmée, mais toujours déformée par l’angoisse, de l’union charnelle de ses parents.

Ainsi, sur l’ensemble des rêves, on note une prédominance des Atrides (Ménélas, Clytemnestre par trois fois, Iphigénie, et même les Euménides qui sont là pour châtier les crimes de sang dans cette famille éminemment psychopathologique, qui a accumulé les haines fratricides, les incestes, les meurtres et, pour couronner le tout, le matricide). L’autre famille maudite de la mythologie grecque, les Labdacides, n’est pas représentée ici, et l’on chercherait en vain un chapitre sur un rêve d’Œdipe, Jocaste ou Antigone. Il est vrai, comme l’a montré Jean-Pierre Vernant, qu’Œdipe était en fait dépourvu du complexe auquel il a donné son nom (Cf. «Œdipe sans complexe», in Vernant J.-P., Vidal-Naquet P., Œdipe et ses mythes, Complexe, 1988). Lui et les siens auraient finalement moins leur place sur un divan qu’Agamemnon, Ménélas, Clytemnestre, Iphigénie, Oreste ou Electre…

Sébastien Dalmon
( Mis en ligne le 12/06/2006 )
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