L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Antiquité & préhistoire  

Religions antiques - Une introduction comparée
de Philippe Borgeaud , Francesca Prescendi et Collectif
Labor et Fides 2008 /  19 €- 124.45  ffr. / 188 pages
ISBN : 978-2-8309-1250-0
FORMAT : 15cm x 22,5cm

L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de l’I.E.P. de Toulouse, est titulaire d’une maîtrise en histoire ancienne et d’un DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de l’Institut Régional d’Administration de Bastia et ancien professeur d’histoire-géographie, il est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire Cujas à Paris. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne.

Religions anciennes en perspective

Nombreux sont les manuels sur la religion grecque ou la religion romaine, mais bien peu mettent en perspective ces deux univers culturels, encore moins en les comparant aux religions égyptienne ou du Proche-Orient ancien (en incluant la Bible). C’est tout l’intérêt de cet ouvrage collectif publié par les éditions suisses Labor et Fides, sous la direction des historiens des religions Francesca Prescendi et Philippe Borgeaud. Ce dernier a d’ailleurs déjà rédigé pour le même éditeur des Exercices de mythologie (2004) qui reprennent plusieurs de ses articles. Comme l’indique le sous-titre, cet ouvrage ne prétend pas constituer une étude systématique et exhaustive de tous les aspects des religions rencontrées. Il présente quelques thématiques et suggère des méthodes d’approche, en mettant en perspective plusieurs interrogations centrales qui se posent dès que l’on se penche sur les rites et les croyances des civilisations anciennes, et qui touchent par exemple au sacrifice, à la divination, à la différence entre magie et religion, ou encore à la définition des mythes. Plutôt que d’entrer dans la théorie abstraite, les auteurs se proposent d’étudier des cas concrets et des exemples bien précis, ce qui rend leur propos d’autant plus intelligible.

Ils souhaitent ainsi rester au plus près des catégories indigènes, s’efforçant de penser à la façon des Anciens, afin d’éviter autant que faire se peut tout anachronisme. Ils suivent en cela les enseignements du grand helléniste et historien des religions Jean Rudhardt, disparu en 2003, dont plusieurs essais ont été rassemblés par Philippe Borgeaud et Vinciane Pirenne-Delforge dans un ouvrage également publié chez Labor et Fides en 2006 (Les dieux, le féminin, le pouvoir : enquêtes d’un historien des religions). Il s’agit en effet d’opérer un décentrement bienvenu par rapport à nos habitudes modernes et européocentrées d’interpréter les phénomènes religieux d’aujourd’hui. La démarche est résolument comparatiste. La Grèce et Rome sont au centre du volume, avec des aperçus importants sur l’Egypte et le Proche-Orient ancien. Dans ces grandes civilisations, les éléments culturels, religieux ou mythiques se diffusent, se rencontrent, réagissent les uns aux autres, et se modifient parfois mutuellement. En effet, une culture n’est jamais, contrairement à ce que pensait le grand romaniste Wissowa, un vase clos constitué d’éléments «originaux» ou «purs». Elle est, bien au contraire, un système dynamique entre éléments locaux et apports extérieurs, et ce dès l’origine.

Dans le premier chapitre, Francesca Prescendi et Philippe Borgeaud s’interrogent sur ce que représente le polythéisme, c’est-à-dire le fait de vénérer plusieurs dieux à la fois. Le concept était inconnu des Anciens, et il s’est développé en fait comme une catégorie repoussoir du monothéisme, système postulant l’existence d’un dieu unique. Il constituait cependant la norme dans l’Antiquité (à l’exception de la religion postexilique des Judéens, puis du christianisme), bien qu’aucun mot grec, latin ou égyptien n’ait exactement correspondu à notre mot «religion» (ainsi, le latin religio ne renvoyait en fait qu’au scrupule dans l’accomplissement du culte des dieux). Les divinités ne sont pas des personnes, mais des puissances, polymorphes, qui agissent dans le monde. Elles sont souvent représentées sous forme anthropomorphe, mais ce n’est pas toujours le cas. En Grèce, les panthéons varient d’une cité à l’autre, et l’on pourrait presque parler de religions au pluriel, d’autant plus qu’à l’intérieur même d’une cité donnée, une pluralité d’organisations rituelles (phratries, dèmes, familles, associations diverses…) sont chargées d’organiser, chacune à sa manière, des rapports particuliers au divin. Ce qui compte, c’est avant tout la pratique, la bonne exécution du rituel, et non le dogme ou la croyance. Il en va de même à Rome, où le «faire» importe plus que le «croire», comme l’ont bien montré les travaux de John Scheid, insistant sur le ritualisme de la religion romaine. Ces religions antiques ne sont pas pour autant figées, elles évoluent, intégrant par exemple de nouveaux dieux ou héros au cours du temps.

Le deuxième chapitre, rédigé par la seule Francesca Prescendi, analyse l’acte fondamental des pratiques religieuses de l’Antiquité, à savoir le sacrifice, à travers une comparaison entre la Grèce et Rome. Elle définit tout d’abord le sacrifice comme un rite accompli par une communauté humaine, représentée par celui qui dispose du rôle hiérarchique le plus important en son sein. Ce rituel s’adresse à des destinataires surhumains (dieux ou héros). La communication entre les hommes et les divinités se fait par l’intermédiaire de l’objet offert, généralement un aliment (d’origine végétale ou animale). Le sacrifice est donc lié à l’idée de nourrir solennellement la divinité. On peut le considérer ainsi comme un prestigieux repas divin, souvent suivi (sauf dans le cadre des holocaustes) d’un repas humain. On sacrifie à différentes occasions : pour rendre hommage aux dieux, pour s’excuser auprès d’eux, ou pour les remercier d’un bienfait. Dans le cadre des sacrifices sanglants d’animaux (généralement des animaux domestiques, comme les bovins, ovins, caprins ou porcins), les victimes diffèrent selon l’occasion et le destinataire. Le tout débute par une procession. Ensuite, le rite commence par des gestes préliminaires (aspersion d’eau et de grains d’orge en Grèce ; offrande d’encens et de vin, puis versement sur la tête de la victime d’une mixture à base d’épeautre et de sel, la mola salsa, à Rome). Vient ensuite la mise à mort, rarement représentée en Grèce (moins en raison d’une occultation de la violence sacrificielle, qui n’est propre qu’à certains cercles philosophiques, qu’à cause de la moindre importance de cet acte par rapport à d’autres). Les viandes sont ensuite réparties. En Grèce, on brûle à l’attention des dieux les os des cuisses (parfois les cuisses elles-mêmes) recouverts de graisse. A Rome, seuls certains organes internes (foie, poumon, cœur ou péritoine…) reviennent à la divinité ; ils sont bouillis avant d’être déposés sur l’autel. Au contraire, les Grecs consomment les viscères, après les avoir fait rôtir. En Grèce comme à Rome, la viande qui restait pouvait être mangée sur place dans un banquet communautaire, emportée, ou, surtout à Rome, vendue en boucherie.

Dans le troisième chapitre, Youri Volokhine prolonge la comparaison en direction des rites effectués en Egypte, pour mieux en saisir les particularités. Sur les bords du Nil, le lieu premier pour établir une relation avec la divinité est le temple, conçu comme une véritable machine, au cœur de laquelle réside le dieu, «incarné» dans sa statue de culte. Identifié dans la pensée égyptienne à la Butte Primordiale d’où est sorti le monde, il reproduit en fait l’image de l’univers. Les offrandes sont diverses (aliments, champs, fards, bijoux, objets de la vie quotidienne…), et une place est accordée au sacrifice animal. L’offrande carnée s’intègre en fait dans toute une série de rites journaliers rendus à la divinité. Les dieux peuvent se manifester par des théophanies dans les récits fabuleux, mais également par des oracles, qui se manifestent notamment par les mouvements des barques processionnelles.

Francesca Prescendi et Dominique Jaillard explorent ce dernier domaine dans les mondes grec et romain dans le quatrième chapitre, en s’intéressant à la divination. A Rome, celle-ci fait partie intégrante de la religion, selon l’affirmation de Cicéron. Les méthodes mantiques étaient très nombreuses dans le domaine privé. Dans le domaine public, seules trois formes de divination étaient pratiquées : celle des augures (auspicium), la consultation des livres sibyllins (par les decemviri ou quindecemviri) et la consultation des viscères des animaux sacrifiés (extispicium). Il convenait aussi d’interpréter les prodiges envoyés par les dieux (reconnus comme tels par le Sénat, ils doivent être ensuite interprétés par les pontifes ou par les haruspices étrusques, ou alors en consultant les livres sibyllins). Cicéron distingue aussi la divination technique de la divination inspirée venant des songes ou des prophéties (cette dernière n’étant guère attestée à Rome, bien que les Romains n’aient pas répugné à consulter, par exemple, l’oracle de Delphes).

En Grèce, on note une plus grande diversité des pratiques. Si Apollon joue un rôle considérable (à Delphes, Claros, Didymes, au Ptoion de Béotie…), Zeus officie à Dodone et Olympie, et les morts au cap Ténare, en Epire ou à Héraclée du Pont, sans parler de nombreux autres dieux ou héros (Hermès, Amphiaraos, Trophonios, Asclépios…). Il ne faut pas non plus oublier les prophètes inspirés, nombreux dans la mythologie (Tirésias, Cassandre, Calchas…). Certains devins itinérants se distinguent mal des charlatans. La divination inspirée, celle de la Pythie par exemple, suppose une théolepsie, c’est-à-dire une possession divine. Mais les pratiques divinatoires visent moins à connaître le futur qu’à guider l’action des hommes qui cherchent un conseil, une sanction, ou un aval auprès d’une puissance supérieure.

Le chapitre cinq, co-écrit par Nicole Durisch Gauthier et Francesca Prescendi, est tout entier consacré à la magie. Après un aperçu de quelques grandes théories modernes (celles de Tylor, Frazer, Freud ou Mauss) visant à expliquer la différence entre magie et religion, la lecture de documents égyptiens, grecs et romains permet d’apprécier les subtilités de ce débat. En Égypte, la magie s’intègre à la religion (plus large), elle est une force au service de tout le monde (dieux, pharaon, vivants, et même défunts), pratiquée à la cour et dans le culte officiel des temples, ce qui la distingue de la magie gréco-romaine, qui se présente comme une forme de religion privée, contre laquelle un discours critique s’est développé dès l’époque classique (philosophes, médecins).

Dans le sixième chapitre, l’helléniste Philippe Borgeaud et le bibliste Thomas Römer présentent les récits relatifs à l’origine du monde et aux fondements de la condition humaine, tels qu’on les rencontre dans les traditions religieuses de la Mésopotamie (épopée de Gilgamesh, Enuma Elish ou Poème de la Création babylonien), du monde biblique (Genèse) et de la Grèce (poèmes d’Hésiode). Ces récits décrivent tous la mort comme le destin inéluctable de l’homme, la relation du divin au monde (notamment par sa victoire sur le désordre originel), la relation de l’humain au divin et au monde animal, la relation du féminin au masculin (mythes d’Eve et de Pandore) et certains schémas communs (ainsi du mythe du déluge). Les deux héritages, biblique et classique, sont par conséquent loin d’être incompatibles, et encore moins incomparables.

Le septième et dernier chapitre, sous les plumes d’Agnes Anna Nagy et de Francesca Prescendi, offre quelques considérations sur la manière dont l’Empire romain a su intégrer de nouvelles idées religieuses, introduites notamment par des cultes d’origine étrangère. Cette intégration, malgré le mythe wissovien d’une pure religion romaine des origines, s’est faite dès la plus haute époque : les Romains ont toujours été en contact avec les Grecs et les Etrusques, avec lesquels les influences religieuses ont été réciproques. Le culte de la Mère des dieux est importé de Phrygie pendant les guerres puniques. A la période impériale, les Romains se trouvent en contact avec divers cultes d’origine «orientale» (mais en fait très hétérogènes) comme ceux d’Isis, Mithra ou la Déesse syrienne, qui peuvent être pratiqués en même temps que les cultes traditionnels, mais aussi avec des religions qui se veulent exclusives, comme le judaïsme et le christianisme. Si les Romains ont pratiqué une grande tolérance à l’égard des cultes des autres peuples qui leur ont été soumis, celle-ci avait pourtant ses limites. Ces cultes n’étaient tolérés que dans la mesure où ils ne remettaient pas en cause la religion traditionnelle et le culte impérial. En effet, les autorités romaines définissaient et surveillaient en permanence ce qui était souhaitable, acceptable ou inacceptable en matière religieuse pour les citoyens. D’où la répression de certains cultes ressentis comme menaçants, comme pendant l’affaire des Bacchanales sous la République, ou les persécutions du christianisme sous l’Empire, surtout à partir du IIIe siècle. Quand cette religion est finalement adoptée par les empereurs après Constantin (si l’on excepte l’intermède païen de Julien), elle est devenue à son tour persécutrice de ses concurrents religieux.

Ce livre offre une bonne introduction aux religions antiques. Le lecteur pourra regretter l’absence de nombreuses thématiques importantes (rituels liés aux phases de la vie comme la naissance, le mariage ou les funérailles, croyances relatives à l’au-delà, présentation détaillée des panthéons ou des lieux de culte…), mais les jalons posés ici ne sont peut-être qu’une première étape sur une piste que les auteurs envisagent de poursuivre. On ne peut que les encourager en ce sens.

Sébastien Dalmon
( Mis en ligne le 16/08/2008 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
www.parutions.com

(fermer cette fenêtre)