L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Moyen-Age  

Le Jugement dernier - Entre Orient et Occident
de Valentino Pace et Collectif
Cerf 2007 /  74 €- 484.7  ffr. / 252 pages
ISBN : 978-2-204-08260-0
FORMAT : 250,0cm x 31,0cm

L’auteur du compte rendu : agrégée d’histoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié L’Histoire en France du Moyen Age à nos jours. Introduction à l’historiographie (Flammarion, 2002).

L’Au-delà : Peur et espoir, du Moyen Âge à la Renaissance

Les éditions Cerf, dont la réputation justifiée de qualité dans le domaine religieux n’est plus à faire, nous convient à un parcours dans les représentations du jugement dernier. Il s’agit d’un travail collectif, dirigé par Valentino Pace. Dix-huit auteurs, historiens de l’art, y ont participé ; on regrette d’ailleurs de ne pas connaître leurs origines (universités ? centres de recherche ?), de la même façon que manque sans doute un glossaire. Il s'agit d’un «beau livre», d’édition soignée, avec des photographies nombreuses (et indispensables) qui illustrent le texte. Une bibliographie complète l’ensemble. Les textes sont érudits et intéressants, clairs et stimulants. Le titre de l’ouvrage cependant est un peu trompeur, Le Jugement dernier, entre Orient et Occident, car c’est essentiellement d’Occident qu’il s’agit, et même très largement de France et d’Italie, ce qui, certes, est dû au choix des collaborateurs.

L’ouvrage est découpé en six chapitres, selon un ordre chronologique, chaque chapitre comporte deux parties inégales : une description d’ensemble, puis de courtes monographies. On suit ainsi toute une géographie des représentations du jugement dernier de l’Antiquité tardive à la Renaissance : les portails des cathédrales de Paris, Chartres, Amiens, Bourges, la coupole du baptistaire Saint-Jean à Florence, les églises de Cappadoce byzantine (Xe siècle), les fresques de la cathédrale Saint-Démétrius à Vladimir, les triptyques du jugement dernier de Jérôme Bosch (Gemäldegalerie, Vienne), de van der Weyden, l’Apocalypse de Trêves… pour les citer en désordre. Peintures, sculptures, décors des églises, des manuscrits, autant de représentations foisonnantes d’un thème qui a fasciné artistes et théologiens durant toute la période médiévale.

«A la fin des temps, le Seigneur jugera l’humanité toute entière, attribuant les lieux du bonheur éternel aux juste, et ceux de la souffrance éternelle aux damnés», nous rappelle Valentino Pace dans la préface (p.7). Les sources sont assez nombreuses sur ce jugement qu’attendent et redoutent les foules chrétiennes : ancien testament : les prophéties de Daniel, la Genèse pour les représentations du Paradis ; mais surtout : le nouveau testament ; dans celui-ci , trois textes essentiels : l’évangile de Matthieu, avec en particulier les chapitres 24 et 25, 1-13 : la parabole des Vierges sages et folles qui attendent l’époux, les vierges sages entretenant leurs lampes allumées, à la différence des folles qui seront privées de luminaires à l’arrivée nocturne du promis ; autre texte : le berger qui sépare les brebis des boucs, image souvent reprise dans les représentations iconographiques (25, 32-33), l’évangile de Marc 13,24, et enfin l’Apocalypse (6,14.ch 20).

A partir de ces sources, les artistes placent dans les représentations du jugement dernier des éléments précis : le soleil et la lune («le soleil s’obscurcira, la lune n’aura plus d’éclat, les étoiles tomberont du ciel», Mt,24-29, Mc.13,24.) ; souvent la croix (signe du Fils de l’Homme, c’est à dire Jésus Christ : «Alors paraîtra dans le ciel, le signe du Fils de l’Homme», Mt.24,30) ; le trône glorieux, sur lequel siège le Christ en gloire, soit montrant ses stigmates, soit avec le geste du juge, entouré d’anges aux trompettes (anges buccinateurs, Mt.24,31 ; Mc.13,27.) Le trône peut être vide aussi, ou orné des instruments de la Passion. Toutes les nations sont rassemblées devant le juge qui opère le tri (Mt.25,41). L’Apocalypse inspire un jugement précédé de cataclysmes, un juge (en général anonyme) et la résurrection des morts, séparés par «la mort et l’enfer» ; de l’Apocalypse également (21,22) vient la représentation de la Jérusalem céleste, ville fortifiée, ornée de pierres précieuses. Le monde byzantin décrit volontiers le feu du ciel et l’étang de feu sur lequel règne Satan : ces thèmes fondamentaux à la fin du XIe siècle sont repris en Italie, rarement au nord des Alpes ; de Byzance aussi les thèmes de la terre et de la mer restituant leurs morts. L’Occident, à la fin du Moyen Âge seulement, développera le thème des œuvres ou des livres individuels des consciences que chaque individu porte ouvert devant lui. Le Christ, ou son trône vide, est accompagné des instruments de la Passion (arma Christi, lance, couronne d’épines, les clous de la croix, la tunique…) ; il est entouré de la cour céleste, du collège des apôtres, dont Saint Paul et Saint Pierre. Le Paradis (sources : Genèse et Apocalypse essentiellement) est représenté de façon statique, en majesté, au contraire de l’enfer, dont on observe la dilatation en Occident dans la seconde moitié du Moyen Âge, qui est un monde en mouvement, dans lequel sont précipités les damnés, vers des tourments éternels.

Le tri entre élus qui iront à la droite du Christ et damnés, à sa gauche, est effectué souvent grâce à la «pesée des âmes», au moyen d’une balance, sans référence ici à aucune source scripturaire. L’objet de la pesée est rarement spécifié. En Orient : sur chaque plateau de la balance sont placés des phylactères sur lesquels sont inscrits les actes de chacun ; en Occident : les plateaux sont, ou vides, ou chargés d’objets… difficile de dire s’il s’agit des âmes ou des actes ; l’âme du juste est sur plateau qui descend (lestée de ses bonnes actions) celle du futur damné s’élève (sauf dans le triptyque de van der Weyden, aux hospices de Beaune) ; un diable accentue souvent le mouvement à l’aide d’un quelconque objet. Les jugements derniers fascinent par le réalisme des représentations, le foisonnement des mondes, la multiplicité des personnages (apôtres, vieillards de l’Apocalypse, saints intercesseurs, simples mortels : prêtres, rois, prélats…). Les damnés illustrent en général des défauts capitaux (luxure, envie, orgueil, etc.), selon des codes iconographiques classiques au Moyen Âge. Ils invitent le spectateur à réfléchir à son salut et aux voies à emprunter pour l’assurer.

La représentation se déploie en général sur plusieurs registres (3 ou 4), à lire de façon verticale, dans lesquels l’oeil se promène comme dans une bande dessinée ; en bas : le monde de la terre, l’espace de la résurrection des morts, et l’enfer ; au registre médian : la pesée des âmes, et les intercesseurs ; au registre supérieur : le Christ en juge. Au cours des siècles, l'enfer tient une place croissante. Ces jugements derniers sont la représentation d’un programme théologique qui combine dans un même espace des scènes que les sources placent à des moments différents : la mort et le jugement immédiat, la fin des temps que décrit l’Apocalypse, précédée par le règne de l’Antéchrist, les signes annonciateurs de la venue du Christ et enfin le jugement dernier. Le discours théologique qui préside à ces représentations est complexe (deux jugements : à la mort de l’individu, puis à la fin des temps : la seconde Parousie, résurrection des corps) ; il existe aussi des lieux intermédiaires (purgatoire et limbes), mais qui ne sont presque jamais pris en compte dans les représentations du Jugement dernier. La lecture peut se faire à des niveaux différents selon la culture du spectateur : théologien, il retrouve un programme - éventuellement polémique -, simple laïc il s’intéresse aux grandes lignes d’une catéchèse fondée sur la peur et l’espoir. Dans son œuvre, Jean Delumeau a longuement analysé cette catéchèse de la peur, diffusée, entre autres, par les représentations de jugement dernier (La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), 1978, Le Péché et la peur : La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècles), 1983)

Le thème du jugement dernier prend son autonomie à partir du VIIe siècle, il y a quelque difficulté à en saisir l’évolution byzantine en raison de la crise iconoclaste, qui se termine en 843 ; il est difficile de savoir si Byzance reprend des thèmes antérieurs ou est influencée par l’Occident. Si la mise en scène du jugement dernier répond à des caractères généraux, on note cependant des différences selon les espaces de civilisation et les époques. Différences qui tiennent aussi aux supports utilisés : décors peints ou mosaïques dans les églises de l’Antiquité tardive et du haut moyen Âge ; manuscrits carolingiens ; au XIIe siècle, le jugement dernier «sort» de l’église pour se déployer sur la façade occidentale, présenté aux regards des fidèles qui entrent dans le sanctuaire. Les sculpteurs romans déploient une inventivité remarquable. Ces choix se poursuivent au XIIIe siècle ; il faut alors noter le rôle des ateliers de France : Chartres, Bourges, Reims, Amiens et Saint-Denis ; les cathédrales ont souvent trois portails juxtaposés, et le Jugement dernier occupe la place centrale, avec sur les côtés le couronnement de la Vierge et un thème hagiographique. Les portails gothiques du XIIIe siècle répondent à des intentions différentes des portails romans : les scènes de l’enfer perdent leur rôle principal (Bourges est une exception), le juge n’est pas saisi dans un geste de séparation, mais mains levées, montrant ses stigmates qui illustrent le thème de la souffrance, la Vierge et Jean l’Evangéliste sont placés en intercesseurs, on insiste davantage en somme sur l’humanité. Outre les sculptures, le thème est abondamment repris dans les manuscrits (Apocalypses, Bibles moralisées), et sur les vitraux (mais beaucoup ont disparu).

Dans la sculpture du XIVe siècle, on constate un effacement quasi complet du jugement dernier, ; dernières occurrences : le portail des Librairies de Rouen (vers 1300), les chaires de Giovanni Pisano (1301/1310), les reliefs de la façade d’Orvieto (1310/1330), le portail de Saint Laurent de Nuremberg(1353), à l’exception notable de Berne (Ehrart Küng, 1485/1501). En revanche le thème connaît un remarquable essor en peinture, qui se poursuivra durant la Renaissance, en particulier en Italie ; en France : le somptueux décor de la cathédrale d’Albi. A la Renaissance, l’enfer se déploie, occupant une place équivalente au jugement dernier lui-même.

En conclusion un livre riche, destiné à un public large d’amateurs d’art, d’histoire religieuse et d’histoire «tout court». Un bon rapport qualité prix.

Marie-Paule Caire
( Mis en ligne le 11/01/2008 )
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