L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Moyen-Age  

Aux origines religieuses du judaïsme laïque - De la mystique aux Lumières
de Gershom Scholem
Calmann-Lévy - Essais judaïsme 2000 /  22.9 €- 150  ffr. / 316 pages
ISBN : 2-7021-3095-X

textes réunis et présentés par Maurice Kriegel, traduits de l'allemand et de l'hébreu

La Mystique juive aux prises avec le siècle

A qui ne connaît pas les thèses de Scholem (1897-1982), le titre de l'ouvrage pourrait paraître ambigu, voire incompréhensible. Ce dernier prétendait qu'un judaïsme "laïque", à distance de la tradition, avait bel et bien existé, et ce sans se couper totalement du passé qui l'avait généré. A ce titre plutôt déroutant pour le non-initié, il n'aurait sans doute pas été inutile d’en substituer un plus clair et peut-être moins proche des présupposés idéologiques de Scholem.

Celui-ci, sioniste convaincu, rattachait les différents courants du monde juif contemporain, qu'ils fussent laïques, comme le sionisme lui-même, ou tout simplement détachés de la tradition, à l'évolution antécédente d'un judaïsme mystique travaillant lui-même à sa propre désintégration. Les recherches de Scholem, ce géant de l'histoire de la mystique juive, et plus généralement de l'histoire du judaïsme, dont de nombreux ouvrages ont déjà été traduits en français, sont aujourd’hui critiquées par une école israélienne et américaine qui les considère écrites sous l'influence d’une "auto-pression" sioniste.

Cette nouvelle école effectue un transfert de l'intérêt scientifique du collectif vers l'individuel, du politique vers le religieux, des manifestations publiques de la spiritualité juive vers l'intériorité du vécu personnel. En fait, l'historicisme de Scholem, qui prévalut pendant plusieurs décennies dans le domaine de l'étude de la kabbale, est actuellement battu en brèche. Les temps s'y prêtent aussi.

Le présent ouvrage réunit plusieurs articles de ce savant d'origine berlinoise, d'une culture et d'une érudition rares, qui rompit avec la tradition du rejet de la kabbale par les tenants des Lumières juives et de la Science du judaïsme, qui y voyaient la source d'un irrationalisme et d'un obscurantisme dont il convenait de juguler l'impact à l'intérieur même du monde juif et dont il fallait en même temps minimiser l'importance aux yeux du monde non juif dans l'image respectable que l'on souhaitait renvoyer de soi.

La plupart de ces articles étaient dispersés dans des revues, certaines peu accessibles. Ainsi, se dessinent pas à pas l'évolution de la pensée de Scholem, ses ambiguïtés, ses préférences, et surtout la force qui sous-tend l'ensemble, celle d'un penseur, d'un historien, d'un sociologue et d'un homme de son temps.

La Mystique juive et la Kabbale, première pièce de l’ensemble, résume l'ouvrage classique de l'auteur, les Grands Courants de la mystique juive. Dépouillé de son appareil de notes, plus concis, cet article introduit d'emblée le lecteur dans l'histoire de la kabbale proprement dite. Dans la kabbale, le mythe et la mystique s'interpénètrent et s'influencent réciproquement. En même temps, la kabbale se définit comme la tradition authentique, transmise secrètement de génération en génération depuis les débuts de l'humanité ; cette définition rejoint le sens hébraïque de kabala (réception, tradition).

Les kabbalistes, à l'origine de courants novateurs à l'intérieur de la religion normative, répétaient inlassablement qu'ils ne faisaient que transmettre une sagesse reçue comme un "legs". Cette sagesse, parfaite, se répandrait universellement aux temps messianiques. Nombre de kabbalistes pensaient que la rédemption était imminente et qu'ils en seraient les témoins. Scholem met également en lumière la dimension de religion populaire de la kabbale et ses relations avec la magie.

Il retrace les différentes étapes de son développement, situant les débuts de la mystique juive comme phénomène particulier à l’époque de l’essor du christianisme. Il s'agit encore d'une doctrine ésotérique. Par la suite, cette religion à mystères à l'intérieur du judaïsme se transfère vers l'Italie du Sud, puis la France et l'Allemagne. Les piétistes juifs de ce dernier pays, connus sous le nom de hassidei Ashkenaz, commencent à faire parler d'eux au XIIè siècle et s'affirment au XIIIè. Le hassid (piétiste) de cette époque n’est pas sans évoquer le moine reclus médiéval. Parallèlement, à partir de la fin du XIIè siècle, se développe en Espagne un mouvement mystique encore plus important, ses adeptes se présentant comme "les maîtres de la kabbale", comme les détenteurs authentiques de la tradition mystique. Un de ses centres-clés fut Gérone, en Catalogne.

Un siècle plus tard, le Zohar est écrit par Moïse de Léon et ses collaborateurs en Castille, et il sera, après l'expulsion des Juifs d'Espagne en 1492, considéré comme un livre saint au même titre que la Bible et le Talmud. A partir de 1530, Safed, en Palestine, se transforme en centre névralgique de la kabbale et abrite des maîtres, comme Moïse Cordovero, Salomon Alqabets, Isaac Louria, Hayim Vital et d'autres. L'auteur esquisse ces différents moments dans une relation continue avec l'environnement non juif, ce qui le distingue de certains de ses détracteurs, plus enclins à souligner un développement sui generis (au diapason, d’ailleurs, du repli contemporain de certains milieux juifs).

Le livre rassemble, entre autres textes, trois grandes études sur le sabbatianisme, crise messianique qui se produisit au XVIIè siècle dans l'Empire ottoman, minant de l'intérieur le judaïsme traditionnel, et qui s'étendit en Europe, notamment en Pologne, avec le frankisme. Pour Scholem, la plupart des idées modernes prennent précisément leur source dans le sabbatianisme, dans le détachement qu’il a sécrété vis-à-vis de la norme rabbinique et de la pratique religieuse. Il en serait de même pour le mouvement des Lumières juives, ainsi que pour les partisans de la réforme juive au XIXè siècle, en lutte avec le conservatisme talmudique.

L'ajout, à la fin du volume, des poèmes écrits par ce scientifique plutôt austère et publiés par un journal israélien après le décès de leur auteur, relève plutôt d'une fantaisie. Ils jettent toutefois un éclairage insolite sur cet homme dont on connaît par ailleurs la correspondance avec son ami Walter Benjamin.

L'avertissement de Maurice Kriegel est utile pour aborder l'ouvrage. A cela s'ajoute la qualité des traductions qui donne une cohérence à cet ensemble d'articles initialement épars en en faisant un complément indispensable aux livres de Scholem déjà connus du public français.

Esther Benbassa
( Mis en ligne le 15/12/2000 )
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