L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Moderne  

Justices croisées - Histoire et enjeux de l’appel comme d’abus (XIVe-XVIIIe siècle)
de Anne Bonzon (dir.), Caroline Galland (dir.), et alii
Presses universitaires de Rennes - Histoire 2021 /  30 €- 196.5  ffr. / 358 pages
ISBN : 978-2-7535-8120-3
FORMAT : 16,8 cm × 24,0 cm

Juridiction civile / juridiction ecclésiastique

L’expression peut aujourd’hui paraître étrange, mais elle recouvre une pratique particulièrement originale et efficace du droit de l’Ancien Régime : l’«appel comme d’abus» est un moyen d’utiliser le pluralisme juridique, c’est-à-dire l’existence de plusieurs systèmes juridiques en les mettant en concurrence ; c’est un recours par lequel on remet en cause une décision considérée comme abusive, émanant d’une instance ecclésiastique, en la portant devant les tribunaux royaux ou, inversement, un recours contre les empiétements de la juridiction civile au préjudice des droits de la juridiction ecclésiastique. La première formule s’est banalisée et, considérée comme une arme employée par le roi ou sa justice pour amoindrir la juridiction ecclésiastique, elle a trouvé son lieu d’élection en France dans le cadre du gallicanisme. Il faut pourtant se garder d’une explication unique, téléologique, profitant exclusivement à la justice du roi : c’est le pragmatisme et la diversité des usages qui ont fait le succès d’une voie judiciaire exceptionnelle qui va se banalisant au fil du développement du gallicanisme, et le procédé se révèle d’une plasticité qui en permet des utilisations diverses et le créditent d’une subtilité qui dépasse le schéma caricatural de l’opposition frontale Église/État.

La doctrine «gallicane» − qui affirme que le souverain tient son royaume directement de Dieu sans médiation de l’Église, et s’accompagne de la séparation du temporel et du spirituel −, est une construction juridique complexe et multiple, fruit d’un effort doctrinal visant à singulariser l’Église de France comme jouissant de «libertés» particulières au sein de l’Église universelle. L’indépendance à l’endroit de Rome est son grand principe, mais cet anti-romanisme se complète d’un particularisme certain qui en fait une doctrine propre au royaume : contrairement aux revendications émises dans le cadre impérial (qui tendaient vers un droit de l’État abstrait), le gallicanisme bornait ses horizons au royaume de France et prétendait s’appuyer sur des droits anciennement acquis, les «franchises» de l’Église des Gaules. Il s’est définitivement constitué en doctrine dans les premières années du XVe siècle, et c’est le Grand Schisme qui a été l’élément décisif de sa formation. Peu à peu, des papes comme Clément V ont reconnu et entériné les prétentions du roi : soumis au pape pour le spirituel, ce dernier est totalement indépendant pour les questions temporelles et, en ce domaine, l’Église de France lui est totalement soumise. Ce gallicanisme, qui enracine l’autorité du roi et renforce l’unité du royaume, a rencontré l’adhésion du clergé et l’épiscopat français a fait le choix du service de la monarchie, de l’alliance avec l’État royal dont ses membres peuplent les institutions (Conseil, Parlement, assemblées d’État). Bref – et c’est en quelque sorte un échec de la réforme grégorienne – les évêques sont sujets du royaume pour leurs fonctions temporelles et ne sont pas les représentants du pouvoir romain à l’échelle locale. Ce faisant, ils vont toutefois perdre leur pouvoir judiciaire au profit de la justice du roi.

Sous prétexte que les lois divines sont supérieures aux lois humaines, l’Église prétendait connaître de tous les crimes, parce que les crimes sont des péchés, des faits qui se rapportent au mariage, à la dot, au douaire, à la séparation, à la condition des enfants, parce que c’est elle seule qui valide par un sacrement l’union conjugale, base de la famille, des testaments, parce qu’elle ouvre à l’homme la voie du salut, de toutes les obligations contractées sous la foi du serment, parce qu’il lui appartient de punir le parjure, de toutes les affaires où sont intéressées les veuves, les orphelins et les mineurs, parce que Dieu lui a confié la défense des faibles et des opprimés ; enfin elle pouvait évoquer tous les procès, parce que dans tout procès il y a une cause injuste, et que soutenir une cause injuste est un péché… En pratique, la compétence des tribunaux d’Église tenait à deux éléments : les causes des clercs, dont les supérieurs ecclésiastiques sont les juges ordinaires, en vertu du privilège du for observé dans tout l’Occident comme une règle de droit commun, et d’innombrables causes intéressant les laïcs qui, soit parce qu’elles portent sur un objet d’ordre spirituel ou annexe à l’ordre spirituel, soit à raison de la coutume, sont considérées comme relevant des prélats et de leurs représentants. De là une compétence personnelle (ratione personae) et une compétence réelle (ratione materiae). Le tribunal de droit commun est l’officialité qui juge au nom de l’évêque ; les appels sont portés à Rome. Mais ces juridictions ecclésiastiques souffraient d’un handicap : elles ne pouvaient procurer par la force l’exécution de leurs sentences et ne disposaient que de la menace de l’excommunication ; le recours à l’autorité laïque, auquel elles étaient de ce fait obligées, devait à terme se transformer à leur détriment de coopération en rivalité.

Car, de leur côté, les justices royales essaient de diverses façons de réagir et de barrer la route à la justice d’Église. En matière judiciaire, à partir de la fin du XIVe siècle, les officialités subissent la concurrence efficace de la justice laïque. Les juges royaux sanctionnent les clercs en arguant du cas privilégié qui fait cesser toute exemption : lèse-majesté, fausse monnaie, homicide, port d’armes, etc., et, surtout, en recevant les appels comme d’abus par lesquels leur échoient les causes de toute nature considérées, on l’a vu, comme constituant un abus à l’encontre de la juridiction séculière. Finalement, si les juges ecclésiastiques gardent la connaissance de certaines causes ayant trait au mariage ainsi que les affaires purement spirituelles, les officiers du roi conquièrent un vaste champ d’intervention. De surcroît, avec la Réforme, la défense de la foi accroît l’importance de la répression de l’hérésie et, dans cette lutte, l’Inquisition, juge traditionnel en la matière, est relayée par la justice du roi qui impose sa compétence criminelle et conquiert de nouveaux territoires qui incluent désormais la police de l’orthodoxie sous couvert de contrôler l’ordre public.

Fruit particulièrement bien mûri d’une recherche collective de cinq années, réunissant historiens spécialisés en histoire religieuse et politique et juristes et menée sous la forme de séminaires, carnet de recherche et colloques, le volume qui paraît aujourd’hui est particulièrement bien venu. Il se compose d’éclairages divers qui viennent renouveler une bibliographie prestigieuse mais qui se faisait ancienne (où s’était particulièrement illustré le grand juriste Robert Génestal – 1872-1931), à laquelle il apporte nuances, discussions, éléments de comparaisons. À partir de sources d’archives (Parlement et Agence du clergé) et des traités des juristes et des théologiens, il unit théorie et pratique au fil de contributions regroupées en quatre ensembles :
− Pour en finir avec la question des origines : l’élaboration de la notion, son éclosion dans le contexte du Grand Schisme, ses points d’application et les pratique et stratégies judiciaires.
− La procédure en actes telle qu’on peut la trouver dans les sources plus abondantes de l’époque moderne et l’équilibre qui en résulte entre les juridictions.
− La construction d’un corpus théorique dont la nécessité s’affirme en raison de ces usages multipliés à partir du XVIIe siècle et dont les représentants étudiés sont Richer, Févret, Dadine d’Auteserre, Zeger Bernard van Espen.
− Le siècle de l’appel comme d’abus, le XVIIIe, où l’instrumentalisation politique est considérée comme caractéristique d’une opposition qui est le fait des parlementaires et des jansénistes «appellants», représentants de temps qui se prolongeront dans la Révolution avec les pratiques défendues par l’Église constitutionnelle.

Étudier l’appel comme d’abus oblige à distinguer sa mise en œuvre effective, sa construction théorique, son instrumentalisation politique... dans une contextualisation fine qui en explique les enjeux : épiscopat, curés, ordres religieux, officialités champenoises, ordre de Cîteaux, Cambrai, Pays-Bas méridionaux, Mémoires du clergé sont parmi les objets d’études qui procurent une vision très vivante du développement des institutions à partir de l’exposé de points de droit complexes : l’usage de l’appel comme d’abus ne se résume pas à un conflit entre juge ecclésiastique et juge royal, mais témoigne plutôt de plus subtils chevauchements et de croisements de juridictions. Comme le note en conclusion Hervé Leuwers, «…cette voie de recours apparaît complexe, souple, changeante, mais toujours centrale ; en incitant à sa redécouverte, l’ouvrage rappelle la multiplicité de ses enjeux juridiques, politiques, sociaux et religieux, tout en invitant à en réévaluer encore l’importance». Placé sous les auspices du retable du Parlement, il démontre que le livre, comme produit final et retravaillé d’une réflexion collective, a un bel et pérenne avenir…

Il reste maintenant à compléter le dossier avec une bibliographie systématique dont on trouve pour l’instant l’essentiel en ligne et un état des sources (archives des parlements, des officialités, de l’Agence du clergé avec ses nombreuses publications et les Mémoires du clergé ou encore les Nouvelles ecclésiastiques…), surtout à le prolonger par la publication des travaux portant sur la période clé qu’est le XVIe siècle, qui n’ont pas donné lieu à présentation dans ce volume dont c’est assurément la grande lacune. En outre, la suite de l’histoire (après 1793), devra être poursuivie. En effet, si, depuis la loi du 18 germinal an X (8 avril 1802) sur l’organisation des cultes, l’abus ne donne plus lieu à appel, mais à réclamation directe au Chef de l’État en son conseil, qui est qualifiée de recours, l’expression d’appel comme d’abus n’en a pas moins longtemps survécu sous la plume de nombre d’auteurs (cf. Jacques de Lanversin, «L’appel comme d’abus dans la jurisprudence du Conseil d’État», La Revue administrative, 88, juillet-août 1962, pp. 384-388).

Françoise Hildesheimer
( Mis en ligne le 17/05/2021 )
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