L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Moderne  

Le Courrier du Roi en Orient - Relations de deux voyages en Perse et en Inde. 1668-1674
de Barthélémy Carré
Fayard 2005 /  34 €- 222.7  ffr. / 1210 pages
ISBN : 2-213-62482-8
FORMAT : 15,5 x 24 cm

Edition par D. van der Cruysse.

L'auteur du compte rendu : Rémi Mathis est élève à l'Ecole Nationale des Chartes. Il prépare une thèse sur Simon Arnauld de Pomponne sous la direction d'Olivier Poncet (ENC) et Lucien Bély (Paris IV).


Voyage au bout de l’Orient

Et l’on songerait, parmi ces parfums
De bras, d’éventails, de fleurs, de peignoirs,
De fins cheveux blonds, de lourds cheveux bruns,
Aux pays lointains, aux siècles défunts.


S’il s’agit là, comme l’affirme Charles Cros, des occupations de la vie idéale, alors Dirk van der Cruysse va contribuer au bonheur du genre humain. Car il nous fournit une extraordinaire invitation à voguer dans le temps et l’espace en compagnie d’un voyageur du temps de Louis XIV. Le présent ouvrage est composé de l’édition de deux textes distincts correspondant à deux voyages effectués en Orient. Le premier est un récit tandis que le second se rapproche plus dans sa forme d’un journal de voyage : tous les deux sont entrecoupés de tiroirs et de tableaux divers de la vie et de l’histoire des pays exotiques.

Né vers 1636 d’une bonne famille du Blésois, Barthélemy Carré se tourne vers la carrière ecclésiastique et devient aumônier sur les vaisseaux du roi. Or, la France était très en retard sur les autres pays – principalement la Hollande mais aussi l’Angleterre – pour le grand commerce et la marine. Colbert décide d’y remédier par la création de la Compagnie des Indes Orientales et confie une mission à l’abbé Carré : il doit porter en Inde les instructions du roi, aider à l’établissement de la France dans ces régions, écrire des rapports, entre autre sur le fonctionnement des compagnies de commerce dans cette partie du monde.
Il quitte donc la France en mars 1668 et rejoint l’Inde dont il longe la côte Ouest du Nord au Sud avant de rejoindre Socotra et le golfe Persique. Il doit y aider François Caron à établir un comptoir à Surate. Après un aller-retour à Bassora, il revient à Surate mais Caron le renvoie en France : il rejoint la Méditerranée par voie de terre, traversant la Perse et les actuels Iraq, Syrie et Liban pour débarquer à Marseille à la fin de l’année 1671.

Il a à peine le temps de se remettre de ce premier voyage qu’il est renvoyé en Orient une deuxième fois suivant un itinéraire légèrement différent du premier. Débarqué en Syrie, il rejoint l’Euphrate, fleuve qu’il descend pour prendre un bateau qui le mène en Inde. Il ne s’agit plus là de cabotage : il traverse toute l’Inde du Nord jusqu’à Madras et revient à Surate en effectuant une circumnavigation du sous-continent. Il rejoint alors l’Europe suivant un chemin qu’il connaît désormais bien mais qui ne cesse de receler des dangers et des surprises : golfe Persique, Tigre et Euphrate, Syrie, Méditerranée.
Pourtant malgré ces deux missions, Colbert lui conserve une certaine froideur, peut-être parce qu’il a mis le doigt sur l’échec de la compagnie de commerce, certainement parce qu’on s’est beaucoup plaint de son manque de diplomatie et de son caractère.
On ne conserve pas de trace de Barthélemy Carré après 1675 : il semble être devenu directeur spirituel de couvents de femmes et, s’il publie en 1699 une partie du récit de sa première aventure en Orient, il n’entreprend plus de voyage. On ignore jusqu’à la date de sa mort.

Nul n’était plus à même que Dirk Van der Cruysse de présenter le texte et les enjeux, d’expliciter les sous-entendus et l’implicite, d’annoter un récit avec toute son érudition et sa connaissance de la littérature de voyage. Car M. Van der Cruysse, professeur à l’Université d’Anvers, après avoir publié un étonnant Louis XIV et le Siam (Fayard, 1991), a voué une grande partie de sa recherche à l’histoire des voyages à la période moderne. Il a ainsi publié plusieurs ouvrages mais également donné des éditions de journaux de voyages : ceux, passionnants et pleins de surprise, de mercenaires français s’étant engagés dans la Compagnie des Indes Orientales (Chandeigne, 2003) ou celui de l’abbé de Choisy au Siam (Fayard, 1995). Enfin, ces recherches ont abouti à une synthèse de première qualité, Le Noble désir de courir le monde (Fayard, 2002). L’auteur a regretté d’ailleurs à plusieurs reprises dans ses ouvrages que la plupart des grands écrivains voyageurs ne soient toujours pas disponibles actuellement dans des éditions nouvelles : il s’est donc ici attaché à combler cette lacune.

Il est vrai qu’il peut sembler étrange que la littérature de voyage soit un champ d’étude encore relativement neuf : espérons que ce livre pourra ouvrir de nouvelles perspectives de recherches en renouvelant le corpus de textes aisément disponibles. Plus besoin d’avoir recours aux manuscrits, donc, car M. Van der Cruysse fait preuve d’une grande rigueur dans l’établissement et l’édition du texte et, chose rare et appréciable, présente les manuscrits auxquels il a eu recours, explicite ses interventions et pose clairement ses principes d’édition. L’orthographe est modernisée afin de rendre la lecture plus facile au grand public. Certaines phrases, trop longues et amphigouriques, sont coupées mais l’éditeur prouve (en se fondant sur la petite partie publiée par Carré lui-même) que c’était un travail que l’auteur aurait effectué par lui-même à partir de son manuscrit. Surtout, D. van der Cruysse n’oublie pas de toujours signaler ses interventions dans une note infrapaginale.

Par cet établissement intelligent du texte et les notes, l'ensemble est donc rendu plus lisible, ce qui permet à l’ouvrage de s’adresser au public le plus varié : les journaux de voyage en général mais plus encore ceux qui sont écrits par des plumes qui ont un talent littéraire peuvent être lus à plusieurs niveaux. Le curieux appréciera ces aventures et un texte qui se lit comme un roman puisque des épisodes extraordinaires animent le récit et rehaussent son caractère pittoresque, tels cette chasse au crocodile ou la pitoyable aventure d’une centaine de jeunes filles destinées à être vendues, mourant de soif dans le désert et dont Carré baptise une partie avant de devoir les abandonner à leur triste sort ; le touriste préparant son voyage sera heureux de ce témoignage de l’état ancien des pays les plus lointains ; l’étudiant et le chercheur verront là de nouvelles sources qui permettent des recherches en histoire culturelle, voire économique et politique. En tous les cas, tous trouveront plaisir à l’exotisme et au dépaysement qui exhalent de ce texte ; tous trouveront un intérêt à des épisodes qui apprennent beaucoup sur les mœurs de pays alors mal connus en Europe ou sur la manière dont un Français pouvait considérer l’étranger.

Nous ne pouvons donc qu’espérer qu’un texte – à la fois passionnant et du plus grand intérêt – et une édition – intelligente et qui respecte son lecteur – concourent à faire de ce Courrier d’Orient un classique de la littérature de voyage et que M. Van der Cruysse nous fasse découvrir d’autres merveilles.

Rémi Mathis
( Mis en ligne le 18/12/2005 )
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