L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Fabrication d'un antisémite
de Nadine Fresco
Seuil - La librairie du XXème siècle 1999 /  27.48 €- 179.99  ffr. / 792 pages
ISBN : 2-02-021532-2

Comment devient-on antisémite ?

Comment devient-on antisémite ? C'est la question que pose Nadine Fresco, historienne, chercheuse au C.N.R.S., à travers le cas de Paul Rassinier, "père fondateur du négationisme" en France, célèbre dans certains milieux pour avoir écrit, dans les années 50 et 60, plusieurs essais décrivant la Shoah comme un mensonge ourdi par une mafia juive internationale afin d'obtenir le territoire palestinien. Citons son tout premier ouvrage paru en 1950, Le Mensonge d'Ulysse, pamphlet où est esquissée la dénonciation antisémite d'un complot qui sera affirmé ensuite de façon toujours plus péremptoire.

Paul Rassinier, instituteur, communiste puis socialiste, militant farouche, résistant pendant la seconde guerre mondiale, combat qui lui valut 13 mois de déportation en Allemagne à Buchenwald et Dora, devint, malgré un parcours aussi irréprochable, le maître à penser d'une sinistre école dont le docteur Faurrisson fut l'un des tonitruants représentants à la fin des années 70.

C'est que le parcours n'est pas si irréprochable qu'il y paraît ! L'enquête menée de façon quasi-chirurgicale par Nadine Fresco sert à le comprendre. L'approche de l'historienne est originale. Pour démontrer l'antisémitisme de l'homme, elle ne se penche pas sur ses écrits mais sur sa vie. Pas d'exégèse des textes mais le récit ultra-précis - au point d'en être parfois indigeste pour le lecteur - de la vie du futur négationniste, avant qu'il n'écrive ses fameux livres.

Les quelque sept cents pages de Fabrication d'un antisémite sont donc le récit d'une lente genèse. Dans un style original, cinématographique, dramatisé par d'incessants flash-backs, arrêts sur image, zooms et mouvements de caméra, débutant par la fin, la nécrologie de Rassinier faite par ses amis d'extrême droite, l'historienne mène une enquête, scalpel et loupe en main, pour comprendre comment on peut devenir antisémite et nier l'un des événements phares de notre histoire.

A la lumière de cette vie singulière, Nadine Fresco explique les raisons et les manifestations de ce révisionnisme. L'explication est une et catégorique : c'est la frustration accumulée tout au long d'une vie de militantisme politique déçu chez un homme particulièrement ambitieux. Rassinier est en effet d'une ambition forte, entré très jeune en politique en adhérant au Parti communiste dans son territoire belfortain en quête d'une reconnaissance. Nourri des idéaux de jeunesse, il ne fera qu'aller de déception en déception, de rejet en défaite électorale. Exclu du parti communiste en 1932 pour avoir voulu une union avec les socialistes en un temps où le Komintern l'interdisait formellement, méprisé par les intellectuels parisiens derrière Souvarine, entré à reculons au sein de la SFIO et en résistance en 1943 alors que Stalingrad ravive les espoirs de victoire, battu sans cesse aux élections législatives et municipales de 1946, face au candidat Schmidt-Dreyfus, d'origine juive, Paul Rassinier, déjà âgé, invalide et toujours dépourvu d'un statut social à la mesure de sa prétention, quitte Belfort en 1947, date à laquelle naît le Rassinier que la postérité retiendra. Sans cette quête vaine de légitimité, sans la frustration accumulée au fil des ans, Nadine Fresco affirme que les négationnistes auraient dû trouver un autre maître.

D'autres facteurs entrent en jeu, que l'historienne n'omet pas. Rassinier est né dans un France traumatisée par Sedan et Dreyfus, en 1906, année de réhabilitation de ce dernier. Un antisémitisme lui a été enseigné à diverses écoles; l'antijudaïsme des jeudis de catéchisme, à une époque, celle du petit père Combes, marquée par un anticléricalisme violent; l'antisémitisme inhérent à un communisme français trouvant sa genèse aussi chez Proudhon et pour lequel le juif banquier comploteur est l'image par excellence du capitaliste. C'est au parti communiste que Rassinier à également appris le mensonge stalinien même après avoir rejoint la "vieille maison" socialiste par cette pratique jamais remise en question de la valorisation de soi et de l'attaque éhontée de l'adversaire.

Dès lors, le révisionnisme opéré par Rassinier sur la Shoah s'explique. Il répond, à la fois comme vengeance et comme ultime moyen de faire parler de soi, à sa quête de reconnaissance. Cet homme, qui toujours modifia les divers récits de sa vie passée pour en ressortir grandi, légitima par le mensonge l'image d'un homme valeureux, homme de gauche, résistant de la première heure et ancien déporté, pour légitimer ensuite sa révision de l'histoire des camps, histoire dont la véracité ne saurait dés lors être mise en question !... C'est en chantre de la Vérité et en redresseur des torts que Rassinier affirma l'inexistence des chambre à gaz !

L'explication est séduisante, convaincante même, car c'est au prix d'une enquête exhaustive des archives sous toutes leurs formes, de l'analyse de tous les articles rédigés par Rassinier, que Nadine Fresco arrive à cette conclusion. C'est en s'intéressant aux différents contextes historiques - d'où une information très riche sur le PC de l'entre-deux-guerres, la résistance et la collaboration ainsi que l'histoire de Belfort de Sedan à la IVe République... - qu'elle peut affirmer que c'est par ressentiment et rancoeur que Paul Rassinier devint révisionniste.

L'ouvrage est cependant gênant. Nadine Fresco s'attache trop à disséquer cette vie pour en trouver le sésame. "Fabrication d'un antisémite" ressemble trop à une démonstration mathématique pour être totalement convainquant. La vie d'un homme permet-elle d'aboutir à une telle déduction ? L'existence d'un homme qui a vécu entre 1906 et 1967 précède-t-elle totalement l'essence de l'individu Rassinier ?... L'affirmative est aussi réductrice que son contraire naïf et romantique. Il n'empêche...

Par delà ce vieux débat sur l'inné et l'acquis, une autre question se pose après lecture de cet ouvrage. Nadine Fresco n'a pas répondu à la question de savoir comme l'on devient antisémite, mais à celle de la fabrication de cet antisémitisme chez Paul Rassinier, homme particulier, au parcours et à la vie suffisamment singuliers pour que l'équation ait une réponse tout autre chez d'autres antisémites notoires. Pour ne rester qu'en France, Maurras et tous les hommes de sa nébuleuse d'Action Française, Céline, auteur de pamphlets époustouflants, Brasillach, Drieu La Rochelle, Rebatet et tant d'autres, exigeraient de même des enquêtes interminables pour identifier leur haine du juif. Opportunisme, air du temps, convictions profondes, éducation religieuse, aléas de la vie, propagande, ou, tout simplement, bêtise humaine ?... La toile des causalités est telle qu'elle semble ne pas pouvoir accepter d'explication mathématique, aussi riche et méticuleusement menée que l'enquête historienne puisse être. Il ne saurait y avoir de déduction si forte pour expliquer la vie d'un homme.

Néanmoins, avec Comment l'idée vint à monsieur Rassinier de Florent Brayart (1996), qui lui s'intéresse plus particulièrement aux textes, Fabrication d'un antisémite de Nadine Fresco est un ouvrage stimulant qui participe à la compréhension de cette énigme antisémite, et un admirable travail d'historien.

Thomas Roman
( Mis en ligne le 13/08/2001 )
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