L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Pire que la guerre - Massacres et génocides au XXe siècle
de Daniel Jonah Goldhagen
Fayard 2012 /  28 €- 183.4  ffr. / 696 pages
ISBN : 978-2-213-65468-3
FORMAT : 15,3 cm × 23,5 cm

Sylvie Taussig (Traducteur)

Affligeant

Pire que la guerre. Massacres et génocides au XXe siècle est le troisième titre de Daniel Jonah Goldhagen, traduit notamment en France, après Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les allemands ordinaires et l’Holocauste (Seuil, 1997) et Le Devoir de morale. Le rôle de l’église catholique dans l’Holocauste et son devoir non rempli de repentance (Les empêcheurs de penser en rond, 2004), qui ont tous deux suscité de vives polémiques. Dans quelle mesure sa dernière contribution, annoncée comme étant «une brillante analyse anthropologique» et «une somme magistrale qui a demandé plus de dix ans de travail», se distingue t-elle des précédentes ? Beaucoup d’approximations et de contrevérités ont été émises jusqu’ici à propos de cet auteur, présenté au grand public comme étant «le spécialiste de la Shoah». Aussi est-il nécessaire de revenir d’abord aux faits avant d’analyser son texte.

Concernant son cursus, rappelons d’abord avec Hélène Miard-Delacroix que l’auteur américain est sociologue, politologue, et non historien. Il a occupé jusqu’en 2003 un emploi de professeur «associé», et non de professeur, d’Études politiques et sociales à l’université de Harvard (emploi à peu près équivalent à celui de nos maîtres de conférences en France). Il est membre du Centre des Affaires européennes et participe régulièrement à des émissions radiophoniques et télévisées destinées au grand public. Sa thèse, Hitlers Willing Executioners, publiée chez Knopf en 1996, traduite en plusieurs langues, best-seller international, a fait l’objet de réserves quasi unanimes dans les milieux universitaires, en particulier auprès des historiens, politologues et philosophes, spécialistes reconnus de la Shoah et/ou de l’Allemagne, comme Raul Hilberg, Fritz Stern, Alfred Grosser, Alain Finkelkraut… Depuis, Daniel Jonah Goldhagen a fait paraître le courrier de ses lecteurs (Letters to Goldhagen, Seidler 1997) et signé des articles d’opinion dans The New Republic — où étaient insérées ses premières diatribes dès 1988 —, Foreign Affairs, Der Frankfurter Rundschau, et dans une dizaine de quotidiens renommés mais qui ne constituent pas des supports scientifiques agréés. A moral reckoning. The Role of the Catholic Church in the Holocaust and its Unfulfilled Duty of Repair (Knopf, 2002) a été mal accueilli, non pas en raison de son attaque de la papauté, une énième du genre, mais à cause de son ingérence dans les affaires internes de l’église catholique. Au vu de critères Européens (AERES), seul Foreign Affairs, revue à Comité de lecture, bénéficierait d’une caution universitaire. Ainsi, la mention «spécialiste de la Shoah», autoproclamée ou attribuée par les éditeurs, ne correspond à aucune distinction ni titre officiels.

Quinze ans se sont écoulés entre la publication de la thèse contestée et la sortie de Worse Than War: Genocide, Eliminationism, and the Ongoing Assault on Humanity, (PublicAffairs) en 2009, accompagnée d’un film documentaire, en partie issu des entretiens menés dans neuf pays avec des victimes et des bourreaux. À travers 700 pages compactes, qu’il destine tant au grand public qu’aux universitaires et dont le sous-titre français a été simplifié, D. J. Goldhagen se propose d’explorer par-delà l’«Holocauste» l’ensemble des «crimes ou massacres de masse» perpétrés dans le monde du début du XXe siècle à nos jours et d’en établir une synthèse, projet pour le moins ambitieux qu’il estime avoir mené à terme au bout de dix années de travail. Peut-être une année de plus aurait-elle permis de faire plus court. Afin de clarifier son objet d’étude, l’ex enseignant chercheur préfère à la notion, restrictive ou juridique, de «génocide» celle plus exacte d’«éliminationnisme» dans laquelle il distingue cinq «formes» (dites «transformation», «répression», «expulsion», «interdiction de reproduction» et «extermination») , susceptibles de se succéder et/ou de coexister, qui vont de la séquestration des libertés identitaires à l’extermination, avec ses innombrables variantes actives et passives, en passant par la ségrégation, la déportation et la stérilisation des groupes sociaux minoritaires. Avec ce même souci classificatoire, ont été départagés les actes de cruauté dite ''excessive''. Ces nuances, utiles au plan taxinomique mais non historique ni conjoncturel, génèrent une subdivision de variables spatiales et temporelles lourdes à manier et gagnent en précision ce qu’elles perdent en lisibilité. Quelques tableaux réellement récapitulatifs auraient été les bienvenus pour repérer dans cette surabondance de données qui a fait quoi, quand et où.

Mais le problème essentiel réside avant tout dans les postulats. Adoptant d’entrée un ton polémique et péremptoire qui, à grands coups d’adjectifs (dis)qualificatifs, superlatifs, et formules choc, fragilise l’argumentation, D. J. Goldhagen réaffirme la supériorité de sa «croyance» — car c’est bien de cela qu’il s’agit — , en des «croyances éliminationnistes» latentes chez tous, susceptibles de se faire jour à tout moment lorsque les circonstances politiques s’y prêtent, ce dont «Les Allemands» continuent d’après lui à détenir le modèle absolu. Ainsi, l’auteur bat en brèche, une à une, les explications existantes centrées sur les États, la composition ethnoculturelle ou les particularités individuelles pour affirmer que le déclenchement d’une élimination de masse résulte d’un choix politique délibéré, imputable tout au plus à une poignée de personnes déterminées à tuer à des fins de quelconque hégémonie : projet qui serait inapplicable sans l’aide active des exécutants «volontaires». Le reste relève de modalités logistiques et techniques variables, programmées du début à leur fin.

C’est sur ce mythe du tueur né, collabo de cœur ou par ricochet, responsable de la massivité des crimes, qu’a été construite la principale hypothèse des «bourreaux volontaires» dont, fort de — ou troublé par — son succès éditorial, D. J. Goldhagen vante aujourd’hui le caractère «révolutionnaire», à l’encontre affirme-t-il des «abstractions habituelles et les tartes à la crème anhistoriques et incohérentes» jusqu’ici énoncées (p.111). Pour convaincre, il cite tout au long de Pire que la guerre de larges fragments de ses deux livres antérieurs au prix de nombreuses répétitions. Les arguments de ce travail, en germe depuis plus d’une trentaine d’années, c’est à dire dès avant la thèse, se calquent sur son indéfectible «croyance» au bourreau volontaire, tueur par choix en toute connaissance de cause, en raison de «la bête qui est en nous», appliquée à tous les massacres de masse, sans plus de références à des modèles socioculturels, biogénétiques ou psychologiques qu’en bloc il réfute. De quelle(s) théorie(s) relève la «bête», ce n’est pas précisé, laquelle bête disparaît page 596 : «le problème ce n’est pas la nature humaine».

Passant en revue toutes les «raisons de tuer» jusqu’ici évoquées dans la littérature par les historiens et les sociologues, toutes impitoyablement jugées «inexistantes», «fausses», «absurdes», «caricaturales», «pseudo profondes», «inopportunes», dont «la ritournelle abêtissante» d’Hannah Arendt, etc., par indigence de la pensée ou pour disculper les tueurs — il est rare que ce type d’exercice déclenche une telle disqualification des travaux des autres chercheurs —, l’auteur de Pire que la guerre en revient à sa proposition première qu’il estime la seule valable en tout lieu et en tout temps. Celle-ci, qui mêle indistinctement organisateurs et exécutants, bourreaux ordinaires et patentés, hommes et femmes de tout pays, pourrait se résumer ainsi : du fait de leur «haine», de leur «idéologie politique» et/ou de leurs «préjugés», véhiculés par les discours officiels et privés, les tueurs recrutés ou auto désignés dans toutes les couches de la population, persuadés que leurs victimes méritent la mort, non seulement tuent pour tuer avec l’approbation générale, mais y éprouvent du plaisir. Cette approche débouche sur une typologie sommaire des victimes suivant leur degré présumé de déshumanisation ou de diabolisation, à laquelle correspond un mode de châtiment.

Des historiens avaient reproché à la thèse des «bourreaux volontaires» d’être basée sur la seule Allemagne nazie sans se doter d’éléments de comparaison. La voilà ici étendue à une infinité de pays ou de régions par le biais de généralisations, égrenées à travers des énumérations que leur longueur ne rend pas pour autant convaincantes : «Chez les Hutus comme chez les Allemands dans le sud-ouest africain, les Belges au Congo, les Turcs, les Allemands pendant la période nazie, les Britanniques au Kenya, les Indonésiens, les Khmers rouges, les Pakistanais, les Tutsis au Burundi, les Guatémaltèques, les Serbes et les Soudanais, les attaques éliminationnistes ont été le fait d’une majorité, et l’absence générale de contrainte a été la règle (…)» (p.183). Loin d’offrir un garant scientifique, la surenchère d’exemples au détriment de leur pertinence tend à dissoudre la spécificité historique et géopolitique des États dans un prêt à penser où le cadre d’analyse choisi devient modèle explicatif et prédictif, au risque d’éparpillements, d’amalgames et surtout d’une confusion entre l’essentiel et l’accessoire, le contenant et le contenu, la cause et les effets.

À la faiblesse du corpus théorique s’ajoutent les failles de la méthodologie. Construite à partir d’une sélection de travaux publiés (sans récapitulation bibliographique selon les critères internationaux en vigueur), d’enquêtes et de témoignages «après-coup», la recherche établie sans vérification des sources admet des imprécisions paradoxales eu égard à leur affirmation catégorique — dont il serait aisé de relever les occurrences—, et des appréciations de seconde main («cité dans»), d’inégale portée. Du nombre dit «astronomique», «ahurissant», «énorme», «stupéfiant» (…) et en tout cas «sous-estimé» de massacreurs ordinaires n’existe en effet pas de chiffres ni de preuves fiables. Ainsi, page 126, ces lignes empruntées à Jean Paul Nyirindekwe : «Au Rwenda, un nombre énorme de femmes hutues ont pris part au massacre de leurs voisins et l’ont soutenu. Le nombre ou le pourcentage de femmes parmi les tueurs, ou ceux qui ont traqué les Tutsis est inconnu. Les responsables des tribunaux rwandais estiment que le pourcentage de femmes parmi les tueurs est relativement peu important (moins de 10%), ce qui fait cependant un nombre absolu très élevé — supérieur au nombre total d’auteurs de certains meurtres de masse — vu que des centaines de milliers de Hutus ont du sang sur les mains (…)». Ou encore, page 127, extrait d’Une saison de machettes de Jean Hatzfeld : «Marie-Chantal (sic), l’épouse d’un chef hutu local, confirme que les femmes soutenaient massivement leurs maris». Rien n’oblige le chercheur en sciences sociales et humaines à fournir des chiffres et encore moins à les remplacer par une inflation qualitative en tenant lieu. Une analyse fine de quelques cas bien ciblés peut être préférable à un amoncellement de données approximatives. Or, pour mener son enquête, D.J. Goldhagen a rencontré des bourreaux et des victimes mais ce très riche matériel se trouve hélas noyé dans la masse des informations mal hiérarchisées.

Cause ou conséquence de ce socle précaire, un des écueils majeurs de Pire que la guerre est de substituer le recours à l’effet et à l’affect au travail de pensée, attendu d’une démarche rigoureuse : «Ils massacrent des gens, ils massacrent des enfants, souvent face à face, et pour se faire ils leur tirent dessus à bout portant, ou bien les rouent de coups de pied et les battent à mort, s’éclaboussant du sang, des os et de la cervelle de leur victime» (p.193). Etc. Fidèle réédition des pages 30 et 31 des Bourreaux volontaires (citées par Charlotte Lacoste dans Séductions du bourreau) : «Du sang, des fragments d’os et de cerveau volaient en tout sens (…)». D’autres spécimens, complaisamment détaillés des pages 211 à 228, vont crescendo dans l’exhibition horreur. Plus loin, (p.318) on lit : «Imaginez que les meurtriers de masse vous aient pris pour cible (…) ou (…) que les bourreaux éliminationnistes aient (…) réellement tué votre famille, votre groupe ethnique, votre communauté ou vos coreligionnaires (…) Comment n’importe laquelle de ces circonstances déchirant le fil de votre vie, comment ces horreurs qui vous ont avalés, vous et/ou ceux qui sont autour de vous (…)». Ce mode d’adresses directes au lecteur, réitéré tout au long du livre, pose la question de son substrat théorique, technique et moral dès lors qu’il consiste à haranguer le public infantilisé et à forcer son attention sur ce qu’il réprouve, un procédé déjà utilisé avec succès dans les Bourreaux volontaires. Cela ressemble à des stratégies de manipulation d’opinion : les mêmes que l’ouvrage s’emploie à dénoncer et qu’un lecteur conscient se doit de refuser, au besoin en fermant le livre.

Aussi insidieuse dans Pire que la guerre. Massacres et génocides au XXe siècle, la manipulation d’opinion véhiculée par la structure narrative et par le contenu prend le lecteur en otage d’une injonction paradoxale (double-bind), situation inextricable et toxique par excellence, en l’obligeant à choisir entre deux modèles inacceptables : l’un le rend complice ou confident privilégié, «comme s’il y était», de faits hautement répréhensibles auxquels secrètement il souscrit voire s’en délecte, tandis que l’autre l’associe à la dénonciation des responsables politiques ou religieux, diplomates, institutions internationales, groupes sociaux ou pays entiers ; des noms, des listes exhaustives sont livrés aux pires nostalgies revanchardes. Parmi les procédés de récit éprouvés se lit le choix clairement revendiqué de l’identification grammaticalement active au bourreau à travers l’exécution des crimes les plus spectaculaires, et en même temps à celle du délateur par le biais d’une pléthore d’adjectifs et d’exclamations marquant l’indignation : deux options discursives ayant l’une comme l’autre pour effets chez le récepteur de l’ouvrage de faire resurgir des affects de haine et des représentations de relations destructrices normalement refoulés. La voilà, «la bête» : pervers débusqué, que des amateurs de littérature gore et de sensations inavouées ne manqueront pas de découvrir en eux à leur insu, ce qui soulève un grave problème éthique.

Autre manipulation, elle politique, laquelle sous couvert de scientificité présumée, consiste à partir d’une croyance personnelle ou d’une conviction politique, à désigner un groupe social comme responsable potentiel d’un prochain désastre éliminationniste. En l’occurrence, «l’islam politique est le mouvement politique éliminationniste aujourd’hui le plus dangereux» (pp.563 et suivantes), affirmation catégorique, arguments affectifs à l’appui, dont les conséquences peuvent ne pas être négligeables auprès d’un public crédule. Le politologue applique ainsi exactement ce contre quoi il prétend s’ériger, au risque de l’amalgame «islam politique»/islam pays arabes qu’un lecteur prédisposé peut percevoir comme une incitation à la haine, un ferment idéologique doctrinaire et l’entretien de préjugés calqués sur un modèle racial.

Euphémisme provisoire, car avec le chapitre conclusif est clairement délivré le permis de tuer les massacreurs, faute de pouvoir juridiquement appliquer la peine de mort : «(il faut) payer des récompenses appréciables en échange non seulement d’informations qui conduisent à l’arrestation du coupable, mais aussi de son assassinat, et cette clause est nécessaire parce que bien des gens seraient en mesure de tuer des massacreurs que la communauté internationale ne pourrait atteindre» (p.666). Récompense évaluée à «quelque chose comme 10 millions de dollars pour tuer ou livrer le premier personnage de l’État (…) un million de dollars pour les ministres du gouvernement (…)» (p.664). Propos confirmés : «Aussi longtemps que des gens font la guerre contre l’humanité, les tuer est acte défensif qui protège et préserve cette partie de l’humanité qu’ils attaquent (…)» (p.667). Outre la réforme de l’ONU, il s’agit d’une des mesures concrètes préconisées par l’auteur auprès des États pour empêcher la survenue et/ou la propagation des crimes de masse en se dotant des moyens de prévention, d’intervention et de justice depuis une place politique qui lui reste à définir.

Compte-tenu de ses possibles incidences psychopathologiques et politiques, Pire que la guerre. Massacres et génocides au XXe siècle n’est pas recevable du grand public auquel il est adressé et pour les raison théoriques et méthodologiques évoquées, il n’a pas plus sa place parmi les supports universitaires que les deux ouvrages précédents : affligeant constat d’une sisyphéenne quantité de données échafaudées sur un agrégat de sable et/ou art de décliner un produit rentable auprès de lobbies influents ? C’est, entre autres, pour avoir émis cette hypothèse que Norman G. Finkelstein s’est vu en 2007 refuser sa titularisation (tenure) au poste de professeur auprès de l’Université DePaul. Un dangereux faux pas de plus est franchi dès lors que sous le sable couvent la haine généralisée et l’incitation à la violence.

Monika Boekholt
( Mis en ligne le 18/12/2012 )
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