L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

''Grand-Père n’était pas un nazi'' - National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale
de Harald Welzer , Sabine Moller et Karoline Tschuggnall
Gallimard - NRF Essais 2013 /  22.90 €- 150  ffr. / 344 pages
ISBN : 978-2-07-013589-9
FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm

Olivier Mannoni (Traducteur)

Les nazis, ce sont les autres.

L'objectif de ce remarquable ouvrage publié en 2002, enfin disponible en français, est de montrer l'écart existant entre l'histoire officielle du nazisme et la façon dont concrètement les jeunes allemands se l'approprient dans leur histoire familiale. Il s'agit d'une étude psychosociologique bien menée, rédigée de façon claire et attrayante, accessible à tous ceux qui, par delà cette période de l'histoire, s'intéressent au devenir de la mémoire culturelle collective à travers sa transmission intergénérationnelle.

L'hypothèse centrale revient à distinguer, au sein de la «conscience de l'histoire» de chacun, une «dimension cognitive et une dimension émotionnelle», sources de nombreuses contradictions : les jeunes générations, particulièrement bien informées quant à l'histoire du Troisième Reich et de la Shoah, ont beau «savoir», l'«émotion» les conduit à forger sur cette période en même temps proche et lointaine des représentations aussi imprévisibles qu'irrationnelles. L'enquête réalisée dix ans après la chute du Mur auprès de familles «normales» recrutées à l'est comme à l'ouest du pays sur trois générations, à partir de quarante entretiens familiaux et cent quarante deux interviews, a fait l'objet d'un dépouillement qualitatif approfondi. À la différence des approches d'inspiration psychanalytique, l'accent est mis sur le contenu manifeste du discours et sur les interactions entre les protagonistes (et les interviewers) engagées dans l'élaboration commune des histoires.

Les résultats montrent comment la remémoration du passé, véhiculée au sein des familles et transmise à la génération suivante, obéit à un consensus tacite destiné à maintenir la cohérence et l'identité du groupe, au prix de transformations successives voire de faux souvenirs. En résumé, si la première génération (âgée de 65 à 92 ans lors de l'interview) est à titre actif ou passif témoin du national-socialisme, la seconde (moyenne d'âge 46 ans) - pour autant qu'elle ait accepté de participer à l'enquête -, en évite l'évocation en mettant en avant un statut plus valorisé, de résistant par exemple ; quant à la troisième génération (moyenne d'âge 23 ans), surinformée, non seulement elle a effacé de sa mémoire les exploits nazis du «grand-père» mais, à l'appui de clichés ou de fictions connus, entre autres cinématographiques, empruntés à d'autres contextes, elle (se) recompose un passé acceptable sinon enjolivé, de telle sorte «qu'aucun éclat de cette atrocité ne rejaillisse» sur elle. Contre toute attente, l'aversion apprise envers le nazisme par cette jeune génération coexiste en parfaite ambivalence avec «des points de fascination» à l'égard d'images grandioses et héroïques du passé national-socialiste.

Mais pour ces petits-enfants, mieux vaut subjectivement avoir pour ancêtre un héros, un résistant, voire une victime «forcée» de ceci ou cela, plutôt qu'un tueur ou un traître, quitte en toute bonne foi à se le fabriquer à partir des zones obscures de l'histoire familiale ; si bien qu'entre les faits de hier et leur reconstruction aujourd'hui, les «arrangements narratifs de l'histoire» revêtent des aspects multiformes, de la minimisation à l'«héroïsation cumulative», garants d'une continuité morale collective. Où l'on voit, à travers un «creux» du discours - «eux», «on», «ils», «ça» - et des repères spatiaux et temporels, une grand-mère raciste et antisémite transformée en courageuse protectrice des Juifs, plusieurs autres terrifiées sinon violées par «Les Russes», topos par excellence opposé à celui des «bons américains», ou encore un arrière-grand-père «super gentil» en dépit de ses responsabilités criminelles avérées. Chez ces jeunes ayant bénéficié d'un sérieux travail éducatif, le savoir culturel surinvesti a pour fonction paradoxale d'occulter le savoir intime de l'histoire familiale en préservant d'elle une image intacte de courage, de générosité et de loyauté ; quelle que soit la réalité des faits, celle-ci reste pour eux purement externe, théorique et/ou esthétique, coupée de leur réalité interne. En clair, les nazis ce sont les autres.

Alors qu'au niveau de l'État, sous réserve des spécificités est et ouest allemandes non négligeables, a été accompli un profond et visible travail mémoriel eu égard à son passé, la question de la transmission reste entière au niveau des mentalités. C'est là une des principales conclusions de cet ouvrage qui, à l'instar des composantes psychiques individuelles, met en évidence au sein de l'inconscient collectif de surprenantes mesures lourdes d'implications politiques, destinées à réguler à tout prix une image externe conforme aux attentes morales et sociales, au risque de son anhistoricité.

Monika Boekholt
( Mis en ligne le 09/07/2013 )
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