L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Mémoires d’un révolutionnaire - et autres textes (1908-1947)
de Victor Serge
Robert Laffont - Bouquins 2001 /  / 1050 pages

Textes choisis et annotés par Jean Rière et Jil Silberstein

Le passé d'une utopie

Indécrottable utopiste à la mode XIXe, généreusement mâtiné d'anarchie, Victor Serge ressemblait aux héros de Malraux, terroristes au cœur noble. Mounier a décrit la figure ecclésiastique de ce “ beau type, en régression, d'humaniste révolutionnaire ”, parfaitement dessiné pour séduire des démocrates européens en mal de grands soirs.

Confiant dans les lendemains qui chantent, Serge avait rejoint Moscou en 1919. Ce fut son chemin de Damas. Vicaire de la vraie foi, dénigré, bâillonné, déporté, il ne dut son salut et sa liberté, en 1936, qu'à la naïveté d'une poignée d'écrivains français, qui ne virent pas que la grâce accordée par Staline avait un prix : l'effarant silence d'où, malgré la masse imposante de ses écrits, Serge ne devait plus guère sortir. Ses mémoires et ses essais ressurgissent dix ans après la chute de l’URSS. Il n'est pourtant pas trop tard pour écouter la voix lucide de ce pourfendeur d'“ administrateurs de révolutions ” et de “ massacres profitables ”.

Si Serge – de son vrai nom Kibaltchitch – n'avait pas été, en outre, un romancier apprécié, et s'exprimant en français, aurait-il droit aujourd'hui à cette renaissance ? Il est permis d'en douter car, accusé d'“ activités fractionnelles ” en 1928, il entrait dans un cercle d'arrestations et de relégations qui auraient dû le conduire à la mort. Condamné sans procès à trois années de bagne dans l'Oural en 1933, il s'attendait à être fusillé – et fut prêt de réclamer cette faveur. Mais son cas suscita en France la création d'un comité de soutien où figuraient Henri Poulaille, Georges Duhamel, Charles Vildrac. Pas de quoi effaroucher Staline, direz-vous. D'autant que les Malraux, Gide, Barbusse et autres organisateurs du Congrès des écrivains pour la défense de la culture, en juin 1935, n'étaient guère désireux de laisser gâcher leur belle fraternisation avec leurs homologues soviétiques par l'évocation de l'“ affaire Serge ”, qui empoisonna ces cinq journées.

Il importait pourtant de crever l’abcès. On laissa donc quelques “ progressistes ” évoquer la “ terreur en Russie ” et l’on évacua gentiment Poulaille et ses amis, dont les manifestations furent jugées inconvenantes. Malraux, d'une voix où la panique le disputait à la transe, annonça qu'il ne serait plus question du cas Serge, puisqu'il menaçait de transformer son cher Congrès en tribune libre. Pasternak resta coi. Les autres invités soviétiques, feignant l’ignorance, jurèrent néanmoins que Serge n’était qu’“ un contre-révolutionnaire avéré, qui avait participé à la conjuration dont l'assassinat de Kirov était l'aboutissement ”. Le réalisme socialiste était à peine inventé qu'il s'accommodait déjà de quelques arrangements avec la réalité… Aragon, moins diplomate, ferma le ban. Pagaille générale, mais l'essentiel était sauf : il était entendu que Serge, interné par la Guépéou, relevait de la loi soviétique. Gide trouva pour finir les paroles apaisantes, invoquant la raison supérieure : “ La sécurité de l'Union soviétique doit être pour nous plus importante que tout. Notre confiance est la plus grande preuve d'amour que nous puissions lui donner. ” L'amour de Gide était encore aveugle. Et puis, il s'agissait de ne pas donner de gages à l'extrême-droite – Gringoire, Candide, Je suis partout ne se priveraient pas de gonfler l'affaire !

Le Congrès achevé, Gide entreprit des démarches auprès de l'ambassade soviétique, réclamant qu'il soit plus facile aux “ ardents et dévoués défenseurs ” de l’URSS de la justifier en toute circonstance. Romain Rolland, à Moscou, arracha enfin à Staline l’affranchissement de Serge. Il est vrai que son mot d'ordre n'était pas pour déplaire au tyran : “ Aidons Serge, mais ne permettons pas qu'on se serve de lui contre l'Union des RS. ” Autrement dit : aidons-le à la boucler ! Ce qui fut fait, et bien fait. Après sa délivrance, son bannissement et son arrivée à Bruxelles en avril 1936 (Pierre Laval se fit fort de lui refuser un visa), la voix de Serge cessa d'être entendue – le zèle du Komintern n'y était pas pour rien.

Serge ne fut-il, pour les intellectuels français, qu'une cause embarrassante ? Il ne s'agissait pas tant de lui servir de porte-voix que d'empêcher Staline de tacher l'utopie communiste avec le sang d'un écrivain. Et pourtant : cette voix, que l'on n'entend pas aujourd'hui sans stupéfaction, anticipait de trente ans Chalamov et Soljenitsyne. Elle apportait aux intuitions de Gide un contrepoint de souffrance réelle et ajoutait la cruauté et la malignité à l'absurde et à l'injustice. D'autant que Serge, lui, connaissait son marxisme-léninisme et sa Révolution d’Octobre sur le bout des doigts – qu'on en juge par les différents écrits ici rassemblés : « Petrograd, l'an II de la Révolution », « Pendant la guerre civile », « Lénine 1917 », « Destin d'une Révolution », etc.

Parce que Serge, qui se fit le Renan du stalinisme, avait eu la “ révélation instantanée ” d'une gigantesque illusion, il put voir assez loin avec lucidité, et sut conserver intact son rêve, jusqu'à rompre avec l'intransigeance de Trotski. Exilé au Mexique en 1941, il écrivait quelques mois avant sa mort, à l'été 1947 : “ Ce que le stalinisme a fait pour inculquer à ses opprimés l'horreur et le dégoût du socialisme est inimaginable ; des courants de réaction sont à prévoir en Russie et plus encore chez les peuples non russes, surtout chez les musulmans de l'Asie centrale, depuis longtemps travaillés par les aspirations panislamiques. ” On mesure à cette phrase – parmi tant d'autres – qu'il n'est pas trop tard pour lire Victor Serge, maintenant que le trotskisme n'est plus qu'un poil à gratter à jeter dans les cols blancs.

Olivier Philipponnat
( Mis en ligne le 16/11/2001 )
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