Histoire & Sciences sociales
Période Contemporaine de Jean-Noël Liaut
Robert Laffont 2015 / 21 €- 137.55 ffr. / 351 pages
ISBN : 978-2-221-13501-3
FORMAT : 13,5 cm × 21,5 cm
Elsa et Lili, la vie en rouge
Pour la première fois, une biographie commune réunit les deux sœurs Kagan, nées à Moscou dans une très bonne famille juive à la fin du XIXe siècle et qui firent les beaux jours de la vie artistique et intellectuelle moscovite pendant plus d’un demi-siècle. Elle met en évidence leurs parcours parallèles, en URSS pour Lili, en France pour Elsa, marqués par l’insoumission et la force, le goût de l’art, leur rapport privilégié aux écrivains et l’amour que deux d’entre eux leur inspirèrent, Vladimir Maïakovski pour Lili, Louis Aragon pour Elsa. «Jusqu’à leur mort, Lili et Elsa partiront en croisade contre quiconque osera s’attaquer à Maïakovski. Ceux qui ne sont pas avec elles sont contre elle, les règles du jeu qui ne concernent pas seulement Vladimir ne changeront jamais et malheur à ceux qui oseraient leur tenir tête» (p.136).
«Petite renarde» (Lili) et «Fraise des bois» (Elsa) forment un quatuor célèbre avec ces deux grands poètes, l’un russe, suicidé en 1930, et l’autre français mais tout autant communiste. Les deux sœurs Kagan refuseront toujours de sacrifier leurs privilèges et leur liberté jusqu‘à leur mort, sans voir la contradiction avec leur foi bolchevique. Lili collectionne et stimule les génies comme Alma Mahler au siècle précédent en Autriche avec un œil infaillible : Pasternack, les peintres Rodchenko et Malevitch, le compositeur Chostakovitch, le cinéaste Eisenstein ou la danseuse étoile Maia Plissetskaia. Elsa, la cadette, fascinée par son aînée, doit lutter pour exister et quitter l’ombre de Lili ; elle se réalisera grâce à l’écriture. Elle fut la première femme à obtenir le prix Goncourt en 1945. Après avoir été active pendant la Résistance, elle supplante sa sœur, égérie et inspiratrice seulement, mais objet d’un culte en Russie.
Elsa suit l’aveuglement d’Aragon qui affirme : «Staline, un véritable sauveur de l’humanité et son plus grand bienfaiteur» (cit.p.263). Ces figures légendaires de la mythologie soviétique suivirent une longue route dans la nébuleuse rouge et surmontèrent tous les aléas de la politique en URSS ou au PCF en France. Lili fut toute sa vie la figure de proue de l’avant-garde russe avec une originalité et des exigences très élevées, tandis qu’Elsa défendit sans relâche sa position et sa vie d’écrivain. Elles traversèrent le XXe siècle portées par l’idée que la société russe était à recréer et que le fascisme devait être combattu à tout prix, aidées par le fait qu’elles parlaient parfaitement, outre le russe, le français et l’allemand.
Dans des appartements moscovites truffés de micros, des datchas fleuries, un hôtel particulier parisien et un moulin francilien, ces deux femmes menèrent des vies tumultueuses ; Pablo Néruda les appelait «l’indomptable Lili» et «une épée aux yeux bleus». Jean-Noël Liaut excelle à démonter le mécanisme de leur pouvoir et à nous expliquer leurs armes. La biographie fourmille de précisions sur la vie intellectuelle en Russie et dans le milieu de la gauche française de l'époque – et ses contradictions. Un récit très instructif sur le cœur du bolchevisme et ces deux étoiles.
Eliane Mazerm
( Mis en ligne le 28/04/2015 )
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