L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Alfred Rosenberg - Journal. 1934-1944
de Alfred Rosenberg
Flammarion 2015 /  32 €- 209.6  ffr. / 688 pages
ISBN : 978-2-08-136635-0
FORMAT : 15,3 cm × 24,0 cm

Présentation par Jürgen Matthäus et Frank Bajohr

Bernard Lortholary (Traducteur)

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.


Actualité de Rosenberg ?...

Perdu pendant de très longues décennies, voici que le journal d’Alfred Rosenberg a refait surface il y a quelques années. Les historiens du nazisme avaient eu vent de l’existence de ce document historique, qui avait d’abord été une pièce à charge de l’instruction menée contre son auteur en prévision de son jugement lors du grand procès de Nuremberg en 1946. Mais comme l’indiquait (pour le déplorer) son avocat de l’époque, ce document, qui devait aussi être utilisé à décharge par son client, avait disparu… Accident ? Négligence étrange concernant un témoignage aussi personnel et rare d’un chef nazi de premier plan sur ses conceptions idéologiques et son action politique pendant le Troisième Reich ! Mais alors les instructeurs jetaient souvent des liasses ou au moins des pages entières d’archives historiques, n’y voyant aucun intérêt flagrant pour leur affaire ; et certains profitaient du désordre et de complicité pour emporter les documents avec eux et les privatiser, illégalement : peut-être fut-ce d’ailleurs un bien relatif, quand le voleur de biens publics sauva d’une possible destruction des archives qui refont surface lors d’inventaire après décès du délinquant.

Tel est le cas du journal de Rosenberg. Comme l’expliquent fort bien les éditeurs, responsables scientifiques de l’édition allemande, en introduction, le journal avait été retrouvé peu après la fin de la guerre en Allemagne, caché dans une cloison, et remis aux autorités judiciaires américaines, avant de disparaître mystérieusement, mais on avait une idée du probable auteur de ce vol et on suivit en quelque sorte à la trace le détenteur jusqu’à sa mort où on récupéra le précieux document : aux Etats-Unis évidemment. Notre époque est propice à la sortie de certaines archives des Alliés vainqueurs de la Seconde guerre mondiale ou de pièces d’enquêtes de cette époque, comme on l’a vu avec le dossier Hitler de Staline en Russie ou les notes du psychiatre de Nuremberg. Les cadavres remontent à la surface après avoir nagé entre deux eaux 70 ans… et l'on est curieux de savoir enfin de quoi il s’agissait. L’historien (et l’amateur) sont des chasseurs obstinés de longue patience.

Le journal de Rosenberg présente plusieurs intérêts évidents. D’abord c’est un des rares journaux de dirigeant nazi de premier plan : on a signalé ici celui, plus prolixe, de Goebbels. Une caractéristique commune de ces hommes qui ne s’aimaient pas (comme la plupart des dirigeants nazis entre eux) explique ce fait, cette fausse coïncidence : leur formation intellectuelle, universitaire en faisaient par vocation les écrivains politiques et propagandistes en chef du NSDAP. Rosenberg se faisant connaître et reconnaître dans le parti par son célèbre Mythe du 20ème siècle, autrefois traduit en français, essai volumineux de théorisation historico-biologique de la lutte des races (alternative nazie à la lutte des classes, ce mythe marxiste). Ce livre fit jusqu’à la fin de la guerre de Rosenberg l’idéologue principal du régime, respecté à ce titre par Hitler, qui se serait inspiré de lui d’ailleurs pour rédiger Mein Kampf en prison en 1923, avec l’aide de son dauphin, Rudolf Hess (disciple du géopoliticien de l’espace vital : Karl Haushofer) qu’on retrouvera dans l’entourage de Rosenberg jusqu’à son mystérieux envol vers l’Angleterre en mai 1941. Rosenberg aura d’ailleurs été comme Goebbels aussi un des journalistes en chef du nazisme.

Mais Rosenberg n’est pas doué pour la polémique brillante ou le sarcasme cruel : c’est un intellectuel un peu lourd, un théoricien ; ce n’est pas un styliste élégant. Il commet d’ailleurs parfois des fautes d’allemand, comme l’Autrichien Hitler. Paradoxal rapport à la langue de la part de ces pangermanistes, eux qui devaient être du fait de la race de purs germanophones. Il est vrai qu’on s’interroge parfois sur la «race» d’Hitler : question qui lui sera enfin posée - quelle ironie ! - peu avant son suicide par un officier d’état-civil lors de son mariage funèbre avec Eva Braun. Quant à Rosenberg, né à Reval/Tallinn, c’était un Allemand des pays baltes : un Volksdeutscher comme on disait alors aussi des Allemands de la Volga ou des autres minorités germaniques de l’Est, entourées de masses slaves. Etait-ce la raison de ses inexactitudes en allemand ? Ce qui sépare aussi Rosenberg du ministre de la propagande, c’est une certaine timidité devant la foule, un manque d’aisance devant les assemblées : et on sent une certaine jalousie à l’égard de Goebbels, tribun populiste intuitif et orateur-né qui sait enthousiasmer son auditoire avec des effets habiles ! Rosenberg, qui insiste souvent sur l’importance d’une certaine retenue tactique, l’accuse d’ailleurs souvent d’excès rhétoriques et d’imprudences, et aussi de servilité envers Hitler. Rosenberg n’est pas pour autant moins admiratif envers le Führer, dont il est dépendant psychiquement autant que Goebbels, ni plus modéré sur le fond !

L’intérêt principal du journal réside cependant dans la compréhension de la politique nazie de l’intérieur, dans le lien entre la psychologie et la «vision du monde» (obsession idéologique de Rosenberg, son slogan) d’une part, dans la détermination du rôle politique de Rosenberg d’autre part. On le savait mais le journal le confirme : russophobe acharné, anti-slave par racisme, Rosenberg s’est voulu le théoricien et l’ingénieur en chef du démantèlement définitif de la Russie. Totalement en phase avec Hitler sur ce point aussi, Comme beaucoup d’intellectuels, Rosenberg piaffait d’impatience de recevoir un ministère pour agir là où il s’estimait le plus compétent ! Il espérait donc du Führer la haute main sur cette mission forcément «historique» de «libérer» l’Allemagne de la «monstrueuse» pression de la Russie et de redessiner pour mille ans l’Est européen dans l’intérêt du Grand Reich. Des Etats vassaux et alliés (la Grande Finlande !) devaient succéder à l’URSS liquidée et diviser le bloc impérial russe en entités plus maîtrisables, si possibles rivales («Moscovie» et Ukraine !) : diviser pour régner. Dans son pathos eschatologique, aux catégories selon lui scientifiques, Rosenberg joue avec les idées avec les hommes par millions. Sentimental à sa manière, le nationaliste inquiet de l’avenir de la race nordique se résout sans mal à la liquidation de pans entiers de l’humanité (une «sous-humanité») : cruelle loi darwinienne de l’Histoire ! D’ailleurs, pour ce païen qui déteste le christianisme comme une contamination du judaïsme, la grande politique se caractérise par la dureté et la capacité à tirer toutes les conséquences de sa «vision du monde» aryenne avec un égoïsme sacré. Evidemment le judéo-bolchévisme est une cible privilégiée ! Et la solution finale de la question juive ! Il faudra présenter aux peuples de l’Est, avec habileté, la politique allemande de domination comme une libération du communisme et des Juifs : en les encourageant à massacrer eux-mêmes leurs oppresseurs. Il est vrai que ce n’est pas toujours du travail propre. Et Rosenberg doit composer avec Himmler et la SS qui feront les choses méthodiquement. Il est fier d’annoncer que sa patrie balte est le premier territoire «judenfrei» (libéré de la présence des Juifs). Mais au fond le monde russe et sibérien, mongol et barbare, doit être dompté, et les Slaves qui ont accepté le joug asiate ne méritent pas la liberté.

Ce cynisme, du réalisme politique froid, et la gestion technicienne efficace du matériaux humain ne doivent pas cacher la sincérité de l’idéologue. Certes il y a la soif et la jouissance du pouvoir personnel et la volonté de puissance étatique, qui peut en être une forme dérivée, psychiquement. Mais il y a aussi des «valeurs», une cause qu’on sert avec sens du devoir ! Les discussions avec Hitler les plus sinistres, porteuses de liquidation ethnique, s’accompagnent d’émotion ! On a les larmes aux yeux, on s’enthousiasme, on rit aussi certes avec cruauté : il faut se détendre des fatigues des journées de travail, du poids écrasant de la responsabilité ! Des moments mémorables où se jouent le sort du monde et le destin «historique» des grands hommes ! (Rosenberg est plein de cette vanité et jaloux de ne pas laisser Himmler «empiéter» sur ses prérogatives : le côté ridicule de l’horreur).

Par-delà les spécificités du nazisme, on touche aussi cependant le noyau terrifiant de l’essence du politique, de la géopolitique impériale, forcément belliciste et peut-être les risques de la théorie du choc des civilisations, avec ses certitudes et simplifications «mythologiques» et ses connotations potentiellement racistes. Pour qui philosophe sur notre époque et ses sources, dont 1914 et 1940-1945 font sûrement partie, il est aussi fascinant de relever chez le croyant nazi Rosenberg l’articulation entre mythe politique parfois archaïsant et techno-science (du biologique et chimique au nucléaire). Et bien des auteurs (historiens et sociologues ou philosophes) ont noté que le nazisme, avec son imagerie de propagande tribale, rurale et paysanne et ses clichés idéologiques passéistes (d’origines idéales fictives), avait été un moment d’accélération de la modernisation non seulement militaire, mais sociale (démocratique et méritocratique !), économique et technoscientifique de l’Allemagne !

Actualité de Rosenberg ?...

Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 18/01/2016 )
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