L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Napoléon et de Gaulle - Deux héros français
de Patrice Gueniffey
Perrin 2017 /  21,50 €- 140.83  ffr. / 414 pages
ISBN : 978-2-262-06398-6
FORMAT : 14,0 cm × 22,5 cm

Des héros ou des hommes ?

Directeur d’études à l’EHESS, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire politique de la France, notamment sur la Révolution, et ayant publié en 2013 un très remarqué Bonaparte, Patrice Gueniffey livre avec Napoléon et de Gaulle, deux héros français un essai avec lequel il entend prendre position dans les débats sur l’histoire qui agitent régulièrement le landerneau médiatique et politique. En réfléchissant à Napoléon et de Gaulle, aux hommes, à ce qu’ils ont fait et à leur importance politique et symbolique, il veut montrer que ceux qu’il appelle des héros ont été essentiels dans la construction de la France et restent aujourd’hui importants et nécessaires pour la communauté nationale.

Napoléon et de Gaulle ne propose donc pas des portraits, ni des biographies croisées ou comparées, pas non plus des vies parallèles façon Plutarque, encore que la tentation d’enseignement moral soit forte tout au long de l’ouvrage, mais au cours de cinq chapitres thématiques, un va et vient entre des réflexions et des narrations sur ses deux personnages, et des considérations, analyses et déclarations sur l’histoire comme discipline, sur le débat intellectuel en France et la situation politique et morale du pays aujourd’hui, et plus largement, sur la place et le rôle des individus, surtout les plus remarquables, dans l’histoire.

Le premier thème est celui du retour. Napoléon et de Gaulle ont été ceux qui sont revenus, d’Égypte en 1799, de l’île d’Elbe en 1814, de Londres en 1944 et de Colombey en 1958. L’un et l’autre revinrent pour prendre ou reprendre le pouvoir, pour restaurer ou renforcer l’État, pour mettre fin aux divisions internes et pour redonner à la France un rayonnement extérieur conforme à son rang. Dans les deuxième et troisième chapitres, l’auteur traite de la place des grands hommes dans l’histoire de France, à la manière dont les différentes écoles historiques les ont traités et à leur importance dans l’imaginaire politique national.

Il s’interroge, dans le quatrième, sur le rapport entre le sabre et la plume chez l’un et l’autre de ses héros. Napoléon et de Gaulle furent tous deux des soldats, l’un ayant quand même nettement plus marqué l’histoire que l’autre dans ce domaine précis, et ils ont également été des hommes de lettres, soit par leur écriture, ici le général devance l’empereur, soit parce qu’ils ont fasciné les écrivains de leur temps, comme Chateaubriand et Malraux. Le dernier chapitre, «Le cimetière des héros», raconte leurs obsèques respectives, ou plus exactement le retour des cendres pour Napoléon, en insistant sur leur dimension très politique et sur la manière dont les hommes politiques plus ordinaires alors aux affaires, Louis-Philippe et Guizot d’une part, Pompidou de l’autre, gérèrent ces moments encombrants.

Pour Patrice Gueniffey, de Gaulle a toujours été mentalement un héros, à la recherche d’une histoire à sa mesure, laquelle se présenta à lui en 1940. Il se passionnait pour la France et ne s’intéressait ni aux gens, ni à son époque. À l’inverse, Napoléon fut l’acteur d’une histoire en quête d’un héros, et il joua ce rôle à partir de 1799, mais lui se passionnait pour son époque et pour ses contemporains, qu’il cherchait en permanence à séduire. Ils ont été, et sont encore, des personnages controversés, qui déchaînèrent les passions et suscitèrent des haines puissantes. Leurs prouesses comportent une part sombre, pour Napoléon le régime policier, l’exécution du duc d’Enghien et un expansionnisme incontrôlable, qui aboutit aux défaites de 1814 et de 1815 et à la perte de toutes les conquêtes ; pour de Gaulle, la liquidation sans état d’âme de la question algérienne, les réseaux du SAC et leurs barbouzes, le mythe d’une France entièrement résistante comme socle de la reconstruction d’après-guerre, ou l’illusion donnée de la grandeur, alors que le pays n’était déjà plus qu’une puissance moyenne à l’époque des superpuissances. Pourtant, l’un comme l’autre ont été des héros, car ils ont, un temps au moins, été des sauveurs, des ciments symboliques de la communauté nationale et ont démontré qu’une action humaine volontaire, réfléchie et efficace était possible, contre le fatalisme et en dépit de toutes les forces contraires, qu’elles soient économiques ou géopolitiques.

Or, et c’est le cœur du propos de Patrice Gueniffey, notre époque connaît tout le contraire : des hommes politiques insignifiants, incapables d’incarner quoi que ce soit de collectif, et effrayés par l’héritage de héros les dépassant, à l’image de Jacques Chirac, qui renonça en 2005 à commémorer le bicentenaire d’Austerlitz, mais trouva approprié d’envoyer pour celui de Trafalgar… le Charles de Gaulle ; une Union européenne sans visage, dont les billets de banque ne montrent que des formes architecturales vides ; une société du nivellement par le bas, où l’on ne reconnaît plus l’excellence, où l’on refuse l’idée que certains puissent être supérieurs à la masse ; une société sans repères communs, sans unité, individualiste et abrutie par l’illusion médiatique de la communication et par les réseaux sociaux.

Le délitement de l’histoire comme discipline universitaire et comme enseignement est à la fois cause et conséquence de cette situation alarmante. Sur ce point, Patrice Gueniffey dénonce le rôle de la pensée marxiste et de la pensée de gauche en général. Elles ont choisi d’ignorer le rôle des individus, de renoncer à la biographie et de mépriser les événements, pour leur préférer l’étude des structures sociétales, des mentalités, des forces profondes, du temps long et de l’action lente des masses. Elles ont transformé l’enseignement de l’histoire en une leçon de morale où l’on ne croise que des «victimes», de préférence de la France ; une histoire sans continuité, sans repères chronologiques ou géographiques pour les élèves, et ayant renoncé à tout forme de roman national, alors que cela devrait, selon lui, être l’outil privilégié de l’unité nationale et de l’intégration, en donnant un sens clair à notre destin commun. Tout cela sent très fort la revanche intellectuelle, le règlement de compte dans lequel Patrice Gueniffey égratigne même Fernand Braudel et se retient de s’en prendre à Marc Bloch.

La charge est donc violente, mais quel est son résultat : est-ce celle de Murat à Eylau, qui sauve une situation mal emmanchée, ou celle de Ney à Waterloo, qui sacrifie la cavalerie et prépare le désastre du soir ? Au cœur du titre et au cœur du livre, on trouve la notion de héros. La façon dont Patrice Gueniffey la manie n’est pas toujours très convaincante. Tout d’abord, il ne définit pas vraiment ce qu’est un «héros», ce qui crée un certain trouble. La notion de grands hommes ou grands personnages, est certes moins clinquante, mais elle semble mieux convenir à Napoléon et de Gaulle, ainsi qu’à Louis XIV, qu’il qualifie également de héros, alors que celui-ci se pensait plutôt comme un quasi-dieu. Le héros, c’est Hercule, Achille, du Guesclin, Bayard, Ney, malgré Waterloo, ou, comme l’a écrit Péguy, les premiers dreyfusards, tant d’autres également. C’est un guerrier, un combattant, un courageux, l’homme ou la femme d’une action, d’un acte ; pas un politique, pas un chef d’État ; ou alors il faudrait davantage travailler l’idée. Napoléon et de Gaulle ont bien des traits du héros, sauveurs et meneurs, mais ils furent davantage et furent plus grands, plus complets et complexes que de simples héros.

Le livre n’apprendra en définitive pas grand-chose à quiconque connaît correctement Napoléon et de Gaulle, dans la mesure où il n’a pas l’ambition d’être linéaire, ni exhaustif sur les personnages. Il fournira en revanche des éléments de réflexion à tous et des arguments à ceux qui se reconnaîtront dans la position de l’auteur. Patrice Gueniffey apparaît intellectuellement plus proche des réactionnaires et des déclinistes, d’Alain Finkielkraut et de François Fillon, que de Patrick Boucheron et son Histoire mondiale de la France, ou de Dominique Borne et de Quelle histoire pour la France ? Il a bien entendu un bagage universitaire et scientifique que n’ont pas la plupart des pamphlétaires, ce qui assure la qualité d’ensemble de l’ouvrage mais ne l’empêche pas de verser parfois dans la caricature, comme lorsqu’il écrit que de Gaulle «noble, catholique et soldat» est ainsi un résumé de l’histoire de France toute entière. Si l’on peut partager l’avis de l’auteur sur les défauts des programmes d’histoire actuels, il faut espérer que nous ne reviendrons pas à ce point en arrière sur la manière de penser l’histoire.

Antoine Picardat
( Mis en ligne le 03/11/2017 )
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