L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Barbarossa - 1941 - La guerre absolue
de Jean Lopez & Lasha Otkhmezuri
Passés Composés 2019 /  31 €- 203.05  ffr. / 956 pages
ISBN : 978-2-37933-186-2
FORMAT : 16,6 cm × 24,2 cm

Au cœur des ténèbres

L’opération Barbarossa a été le sommet de la démesure militaire, par les effectifs et les moyens engagés, l’étendue du théâtre des opérations, la violence dont ont fait preuve les deux camps, les souffrances endurées par tous et les pertes militaires et civiles qui se chiffrent en millions de morts. Pour traiter un tel sujet et essayer d’en couvrir tous les aspects, il fallait un livre hors normes. Barbarossa, la guerre absolue a, à première vue, le physique de l’emploi, avec près de 1000 pages, dont 850 de texte, une quarantaine de cartes et deux auteurs vétérans du front de l’Est : Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, qui, ensemble ou séparément, ont déjà produit des livres sur Stalingrad, Koursk, l’opération Bagration, la bataille de Berlin ou le maréchal Joukov.

Mais au fond, pourquoi un livre sur Barbarossa ? A priori, on en connaît les grandes lignes depuis longtemps : l’attaque du 22 juin 1941 qui prend les Soviétiques complètement par surprise, la blitzkrieg qui déferle à travers l’URSS à coup d’encerclements géants, l’erreur d’Hitler qui délaisse provisoirement Moscou pour viser l’Ukraine, puis, lorsque les panzers reprennent le chemin de la capitale, la boue puis la neige et le froid qui se mettent de la partie pour arrêter la Wehrmacht à moins de quarante kilomètres de son but et sauver la mise à Staline, avant que la contre-offensive de Joukov au cœur de l’hiver ne rejette les Allemands et n’éloigne le danger pour de bon. Sauf qu’en fait, c’est un peu plus compliqué que ça. Et comme c’est même assez compliqué, et surtout très riche, il y avait effectivement besoin d’un pavé pour y voir plus clair.

L’histoire militaire a beaucoup progressé depuis une trentaine d’années et s’est débarrassée de l’étiquette péjorative d’“histoire bataille”, grâce à des méthodes et des approches qui n’ont plus rien à envier à celles des autres champs de la recherche historique. Sur le front de l’Est en particulier, elle a profité d’un côté, pendant la période Eltsine, de l’ouverture d’une partie des archives soviétiques. De l’autre, du travail de nombreux historiens allemands et anglo-saxons, qui ont revisité une histoire écrite dans les années cinquante et soixante, et fondée - trop -, sur les mémoires, souvenirs et autres plaidoyers pro domo de tout un tas d’anciens galonnés de la Wehrmacht qui, et c’est bien humain, avaient eu tendance à être plutôt discrets, ou victimes de trous de mémoire, au sujet de leurs erreurs et de leurs crimes, mais très bavards pour charger la barque de ceux qui n’étaient plus là pour la ramener, dont Hitler en premier lieu. Sur ce coup-là, l’histoire avait été écrite largement par des vaincus qui n’avaient pas oublié de se servir au passage, ce qui constitue un cas d’école intéressant.

La France, où l’histoire militaire de la Seconde Guerre mondiale est peu couverte, était restée à l’écart de cette mise à jour historiographique. Il nous manquait donc à la fois une synthèse sur l’opération Barbarossa, synthèse épaisse vue l’ampleur du sujet, et une mise à jour qui dépoussière et rafraîchisse ce que l’on en savait jusqu’à présent, en prenant en compte les travaux évoqués plus haut.

Le livre est organisé en cinq parties et en 19 chapitres, selon un plan chronologique, qui peuvent être regroupés en trois ensembles. Les trois premiers chapitres se placent sur un plan politique, explorant les origines et les enjeux de fond de la guerre Germano-Soviétique et donc de l’opération Barbarossa. Pour cela, on remonte assez loin, jusque dans le Munich des années 20, au moment où Hitler élabore le fatras idéologique du nazisme et se démarque de manière notable de la pensée nationaliste allemande traditionnelle, en faisant de la Russie l’ennemi principal, celui contre qui devra être livrée une guerre à mort pour la destruction du judéo-bolchévisme, qui constitue pour lui une menace existentielle. Le projet est donc annoncé longtemps à l’avance, et la suite de la lecture montrera que, le moment venu, il a fait plus que recevoir un début de mise en œuvre.

Ce solide arrière-plan politique puis diplomatique prend fin avec la signature du pacte germano-soviétique par Ribbentrop et Molotov le 23 août 1939. Nous passons alors au niveau stratégique, celui de la conduite générale de la guerre par les deux dictateurs chefs d’État, en fait à la préparation de l’affrontement que tout le monde sait plus ou moins inévitable. Après réflexion, mais en accord avec les idées formulées près de vingt auparavant, c’est Hitler qui décide de frapper en premier, portant sans discussion possible l’entière responsabilité de la catastrophe dont Barbarossa a marqué l’ouverture. Ce faisant, il opère une rupture avec un des principes majeurs de la pensée stratégique prussienne puis allemande, en se lançant dans une guerre sur deux fronts alors que rien ne l’y obligeait, certain qu’il était que l’affaire serait réglée en quelques mois.

Le chapitre “Staline sourd et aveugle ?” porte sur un aspect qui ne cessera jamais de surprendre : le refus de Staline d’admettre qu’il allait être attaqué, malgré l’avalanche de signaux et de renseignements qui ne laissaient aucun doute sur les intentions allemandes. Tous sont systématiquement rejetés par Staline et par l’appareil sécuritaire du régime, qui était bien placé pour savoir que le meilleur moyen de ne pas se tromper était d’être du même avis que le chef. Cet aveuglement est allé tellement loin que le 22 juin 1941, alors que l’attaque avait débuté depuis plusieurs heures et que le doute n’était plus permis, des instructions arrivaient encore aux quartiers-généraux sur le front de ne pas répondre aux provocations fascistes !

Dans cette phase de préparation, les titres et la lecture des chapitres «Recette allemande pour une catastrophe» et «Recette soviétique pour un désastre» sont clairs : en juin 1941, aucun des deux camps n’était prêt à entrer dans cette guerre-là. Côté allemand, Hitler et ses généraux ont systématiquement sous-estimé la capacité de résistance de leur ennemi, aveuglés par leurs présupposés idéologiques et racistes, ils étaient persuadés que le régime stalinien s’effondrerait dès les premières défaites et que les Russes étaient des sous-hommes incapables de se battre, bref, que l’URSS était «un colosse aux pieds d’argile et sans tête». Ils n’avaient pas non plus pris la mesure du défi opérationnel et logistique que représentait l’immensité russe. C’est ainsi qu’il manquait des divisions blindées pour mettre en œuvre la blitzkrieg dans des proportions adaptées à l’immensité du pays à attaquer et à conquérir, mais aussi des trains et des camions pour transporter le carburant, les munitions et le ravitaillement le long d’interminables et chaotiques lignes de communication, s’étirant toujours plus loin vers l’est. Il manquait aussi à l’Allemagne un allié. Pas la Roumanie, la Hongrie, la Finlande, la Slovaquie ou l’Italie, qui ont peu apporté et parfois beaucoup gêné, mais le Japon, dont l’entrée en guerre aurait permis de prendre l’URSS à revers, mais qui n’a pas voulu y aller pour différentes raisons, notamment parce qu’il avait appris à ses dépens en août 1939 à Khalkhin Ghol que l’Armée rouge pouvait être coriace. Il manquait enfin un projet réaliste, car courir à la fois vers Leningrad, Moscou, l’Ukraine et le Caucase, tout ça en moins de six mois, était tout bonnement impossible.

Côté soviétique, outre un déploiement catastrophique des troupes et de l’aviation, en raison du refus de voir que l’attaque arrivait et qu’il fallait se placer pour la recevoir, l’Armée rouge souffrait de plusieurs faiblesses graves. Au plan intellectuel, elle avait perdu dans les purges une partie de ses têtes pensantes, ces officiers qui avaient développé la réflexion sur l’art opératif de la guerre, et dont beaucoup avaient été passés par les armes. Sa doctrine était tout entière tournée vers l’offensive, alors qu’elle ne fera que défendre pendant des mois face au déferlement de la blitzkrieg. En termes de savoir-faire, elle était en pleine crise de croissance, puisqu’à tous les niveaux, des officiers avaient été promus à la hâte par fournées entières, sans formation adéquate, soit pour remplacer ceux qui avaient été liquidés par le régime, soit pour prendre le commandement des nouvelles unités créées en grand nombre et à toute vitesse dans la perspective de la guerre, qui arrivera beaucoup trop tôt pour eux. En matière d’organisation, elle était la plus nombreuse du monde et elle avait du matériel en quantité, et souvent de qualité, mais ses grandes unités étaient lourdes et se montreront pataudes, voire carrément impotentes face à la souplesse et à la vitesse allemandes. Enfin, le militaire y était tout entier dominé par le politique et par l’idéologie, jusque dans la conduite des opérations. Les ordres des officiers, commandant des divisions, des corps ou des armées, devaient être validés par des commissaires politiques qui souvent n’y connaissent rien et ordonneront des contre-attaques suicidaires, ou des défenses à outrance alors que la situation exigeait de reculer. Cela coûtera à l’URSS des centaines de milliers de morts, des millions de prisonniers et la perte de quasiment tout son matériel, avions, artillerie, blindés, fusils, camions, etc., en quelques semaines.

Les premiers coups de canon arrivent donc après pas loin de 350 pages qui ont permis au lecteur d’être prêt, lui, à passer au niveau opérationnel. Le récit de ces six à sept mois qui s’étendent du 22 juin 1941 au début février 1942 est celui d’un affrontement gigantesque et sans merci. Pour les Allemand, il s’agit d’une guerre de colonisation, les objectifs économiques sont la priorité d’Hitler : le blé d’Ukraine, les richesses minières du Donbass et le pétrole du Caucase et de la Caspienne doivent passer au service de l’Allemagne. Mais il s’agit également d’une guerre d’asservissement et d’extermination, dont les prisonniers et les civils soviétiques, et d’abord les Juifs, seront les premiers à payer le prix.

Les grandes phases de Barbarossa sont étudiées chronologiquement et par secteurs du front. Des cartes nombreuses et claires, sur lesquelles - ce n’est pas toujours le cas - figurent la plupart des noms des lieux cités dans le texte, permettent de s’y retrouver. On descend rarement au niveau tactique et on ne se noie jamais dans le détail des combats. L’approche multifactorielle des auteurs permet de bien saisir dans les deux camps l’articulation des choix politiques et opérationnels, des capacités industrielles et des contraintes logistiques, des décisions militaires et de celles dictées par l’idéologie.

Dès les premières semaines, marquées par des succès stupéfiants qui lui donnent le vertige, l’armée allemande, malgré sa grande agilité tactique et sa maîtrise de la complémentarité interarmes, s’épuise rapidement et inexorablement face à un ennemi qui certes meurt en masse, mais se bat aussi avec acharnement. En face, une fois passé le choc initial, les Soviétiques font preuve d’une énergie brutale et d’une froide détermination, dont les premières victimes sont les soldats de l’Armée rouge, dont les pertes n’ont aucune importance aux yeux du régime. A l’arrière, les civils ne comptent pas davantage. Ils sont littéralement encasernés, surveillés par la police politique qui remet la terreur au goût du jour, et soumis à de véritables travaux forcés dans les usines d’armement. Cette énergie permet au régime, qui lutte à la fois contre l’ennemi extérieur et les ennemis intérieurs qu’il voit partout, de reconstruire deux fois en six mois une armée deux fois détruite, et, grâce au courage de ses soldats et au talent de certains de leurs chefs, d’infliger finalement à la Wehrmacht une défaite cuisante.

Aux différentes étapes du récit, les auteurs s’attachent à rectifier des erreurs ou des contre-vérités qui se transmettent sur Barbarossa de récit en récit depuis plus de 50 ans. La plus importante est celle de la soi-disant «Wehrmacht aux mains propres», dont le mythe a été créé après la guerre par un certain nombre de criminels comme Halder, chef d’état-major, ou Manstein. Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri ne perdent jamais de vue cette dimension du conflit, où la tradition de l’armée allemande de brutalité envers les populations civiles, qui ne doit rien au nazisme comme l’avaient montré les exactions commises en Belgique en août 1914, puis en France occupée pendant la suite de la guerre, se combine avec l’idéologie exterminatrice nazie, pour donner un résultat d’une effroyable cruauté. Cela se traduit par des centaines de massacres et des centaines de milliers de morts civils fusillés dans des fossés ou brûlés vifs, par des millions de morts de faim et de froid, dans les camps de prisonniers, dans les campagnes et les villes dévastées, ou dans Leningrad assiégée. Autant de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis par les SS, le SD, les auxiliaires baltes ou ukrainiens, les alliés roumains, mais aussi l’armée allemande et ses chefs, qui ne se sont pas fait prier pour cela.

Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri reviennent également sur l’idée selon laquelle toutes les mauvaises décisions auraient été imposées par Hitler et montrent que les grands chefs de la Wehrmacht se sont aussi souvent et lourdement trompés. Par exemple, quand il s’agit de repartir à l’attaque en direction de Moscou en novembre, alors que l’hiver est déjà là, que l’armée est usée, que les divisions de panzer n’ont plus que 25% de leurs chars par rapport au mois de juin, et que personne ne peut plus avoir le moindre doute sur la stupéfiante faculté de résilience soviétique, rares sont ceux qui s’expriment pour dire que c’est suicidaire. Le chef d’état-major du groupe d’armées centre est bien seul lorsqu’il s’écrit sans être entendu : «Nous ne sommes plus en mai et nous ne sommes plus en France !». Autre rectification importante, les auteurs démontrent que c’est l’insuffisance de la logistique allemande, complètement dépassée, beaucoup plus que la boue d’octobre ou que le froid de décembre qui a ralenti l’offensive sur Moscou, qui n’avait de toute façon que peu de chances de succès. De même, ils règlent son compte au mythe de la contre-offensive de Joukov menée par «des divisions sibériennes parfaitement équipées et insensibles au froid», en expliquant que seules quelques unes ont participé à la contre-offensive, ce à quoi on pourrait ajouter que les Sibériens sont comme tout le monde, et que par -25°, pour eux aussi, c’est dur.

Clair et très bien écrit, ce livre est prenant, passionnant et essentiel pour redécouvrir ce sujet. C’est une plongée éclairée dans les ténèbres, dans les abîmes de la guerre et de la cruauté humaine.

Antoine Picardat
( Mis en ligne le 15/01/2020 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
www.parutions.com

(fermer cette fenêtre)