L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Famine rouge
de Anne Applebaum
Grasset 2019 /  26 €- 170.3  ffr. / 512 pages
ISBN : 978-2-246-85491-3
FORMAT : 15,3 cm × 23,5 cm

Aude de Saint-Loup, Pierre-Emmanuel Dauzat (Traducteurs)

Le génocide de la faim

Voici une des grandes catastrophes politiques du XXe siècle exhumée après de longues décennies d'oubli et d'enfouissement orchestrés par le régime stalinien : entre 1931 et 1934, environ 5 millions de personnes meurent de famine dans toute l'URSS, dont 3.9 millions dans la seule Ukraine. Les premiers émigrés décrivent l'apocalypse et la famine d'Holodomor (holod-faim, mor-extermination). Cet événement, associé à la répression des élites ukrainiennes, restera déformé et nié par le régime soviétique et l'URSS jusqu'à sa chute en 1991. Anne Applebaum dessine un processus de soviétisation de l'Ukraine s'accompagnant d'un véritable génocide culturel dont l'actualité avec la guerre actuelle depuis 2014 rejoue, en partie, la partition. L'organisation de la famine par l'Etat soviétique avait pour objectif politique de détruire le mouvement national ukrainien jugé dangereux pour le projet communiste.

L'Ukraine a toujours eu une position vassalisée par rapport à ses puissants voisins : l'Empire russe, l'Etat polonais, l'Autriche-Hongrie des Habsbourgs. Le coeur du mouvement national et de la culture ukrainienne a toujours siégé dans sa paysannerie. A la suite de la Révolution d'Octobre en 1917, la brève République ukrainienne, dirigée par Simon Petlioura, se heurte à la mise en oeuvre du projet communiste depuis Moscou. Evoquant la guerre civile russe, Applebaum rappelle : "De nombreuses réactions bolcheviques à l'égard de l'Ukraine, comme leur manque de confiance dans la loyauté des paysans, leur suspicion envers les intellectuels (...) trouvent leurs origines dans cette période". Les méthodes de "guerre hybride" employées par la Russie de Poutine de nos jours en Ukraine renvoient aux méthodes communistes d'alors : les troupes soviétiques furent déjà envoyées en Ukraine lors de la guerre civile, dans le but de se faire passer pour un mouvement soviétique de libération nationale afin de persuader la population d'accepter le pouvoir d'Etat russe.

Les soviétiques vont rapidement élaborer de nouvelles catégorisations sociales avec les koulaks (paysans riches) supposés réfractaires au communisme, d'autres paysans plus modestes vont être recrutés par le régime afin de lutter contre les premiers. La révolte paysanne ukrainienne de Makhno entre 1918-1920 laisse une trace durable et entretient la peur de la Contre-Révolution : "Les expériences de 1919 leur apprirent (aux bolcheviks) à l'estimer (l'Ukraine) potentiellement dangereuse et explosive et à considérer les paysans et les intellectuels ukrainiens comme une menace pour le pouvoir soviétique". En 1921, une première famine de masse éclate en URSS mais fait l'objet d'une couverture officielle, la Pravda informe qu'environ 25 millions de personnes ont faim, une aide internationale intervient. Cependant, le régime soviétique utilise déjà la force pour réquisitionner les céréales et contrôler la matière première alimentaire : "En novembre (1921), Lénine ordonna d'appliquer de sévères méthodes révolutionnaires, dont la prise d'otages contre les paysans refusant de livrer leurs céréales. Cette forme de chantage, employée avec un effet si puissant contre les Juifs durant la guerre civile et les pogromes, fut utilisée pour faciliter la collecte de cette précieuse denrée". L'aide internationale arriva tardivement en 1921, le régime soviétique étant contre, et le nombre de morts demeure incertain, entre 2 à 5 millions de personnes selon une publication soviétique postérieure.

En 1928, après une période de renouveau culturel en Ukraine, les politiques de collectivisation des terres et d'industrialisation à marche forcée de l'URSS menées par Staline doivent être réalisées coûte que coûte, quitte à sacrifier la paysannerie rétive à ces méthodes. En 1928-1929, une famine fait environ 23 000 morts en Ukraine et environ 80 000 décès indirects dus aux maladies provoquées par la faim. A compter de 1929-1930, le grand projet stalinien de collectivisation des campagnes magnifie les grandes fermes d'Etat au détriment des petites et moyennes propriétés foncières qui dominent pourtant en Ukraine. Cette nouvelle politique doit éliminer les restes de la NEP (nouvelle politique économique) qui avait permis de laisser prospérer un résidu de capitalisme d'Etat. La collectivisation fait souvent appel à des citadins recrutés, de culture étrangère par rapport à l'environnement de la paysannerie ukrainienne : "l'élimination des koulaks (paysans aisés) en tant que classe exigée par l'Etat devenait prioritaire".

Entre 1930 et 1932, plus de 2 millions de paysans ukrainiens sont exilés de force dans les régions sous-peuplées de l'Union soviétique et notamment en Sibérie : "Avec le temps, le très grand nombre de koulaks déportés devait alimenter l'extension rapide du système de travail forcé soviétique, la chaîne des camps qu'on connaîtra sous le nom de Goulag". La collectivisation forcée des paysans ukrainiens s'accompagne de coercition et de violences mais rencontre dès le départ des formes de rébellions et de protestations. L'auteur estime que la paranoïa anti-ukrainienne persiste jusqu'à nos jours dans l'élite de la Russie contemporaine. Parallèlement à la famine de 1932-33, les soviétiques organisent la vente à l'exportation de céréales notamment vers l'Europe tandis qu'une partie de sa population tombe, les devises issues de ces ventes devant permettre de maintenir le plan quinquennal et le projet d'industrialisation à marche forcée décidé par Staline.

Les autorités communistes se persuadent rapidement que les informations relatant la famine et le besoin impératif de céréales pour les paysans est une fiction et une conspiration contre-révolutionnaire. En 1932, plusieurs dignitaires communistes ukrainiens, constatant la catastrophe en cours, demandent à Staline l'arrêt des réquisitions et une aide internationale en vain. Staline, inquiet d'un revirement de l'Ukraine, durcit encore sa position et maintient la politique de collectivisation. Les multiples contestations autour de lui ne font que stimuler son intransigeance. Les autorités soviétiques prirent deux décrets en décembre 1932 imputant la responsabilité de la famine à l'opposition ukrainienne. L'OGPU (la police politique du régime) épure de manière systématique les figures du nationalisme ukrainien et les élites intellectuelles jugées comme contre-révolutionnaires. Anne Applebaum esquisse la violence de cette famine en racontant plusieurs destins brisés par l'horreur, la destruction des liens familiaux, la répression et les déportations, les séquelles physiques et psychologiques à vie pour certains survivants et nous fait sentir la perte d'humanité propre à une situation hors du commun. La mémoire de l'Holodomor, même déniée par les discours officiels, est véhiculée dans la culture ukrainienne tout au long du siècle.

Le régime stalinien et l'URSS se sont évertués à lénifier et à dissimuler la véracité de l'événement : "les régions "normalement" les plus affectées par la sècheresse et la famine furent moins touchées en 1932-1933 parce que la famine de ces années-là n'étaient pas "normales". Ce fut une famine politique, créée dans le dessein d'affaiblir la résistance paysanne, et donc, l'identité nationale. De ce point de vue, elle réussit". Applebaum rappelle que lors de l'invasion nazie de l'Ukraine et de l'URSS à partir de 1941, les allemands utilisèrent le souvenir enfoui de la famine de 1932-1933 pour entretenir la haine des soviétiques et comme arme de propagande politique, alors même que leur but était d'utiliser à leur profit les ressources céréalières du pays durant l'effort de guerre pour nourrir l'Allemagne. Après 1945, le poids du mythe de la "Grande Guerre patriotique" écrasa les événements de 1932-1933 sous un silence quasi éternel. En 1946-1947, l'Ukraine connait à nouveau des réquisitions draconiennes afin de ravitailler l'Europe centrale et orientale et même la France. Cependant, l'indépendance culturelle de l'Ukraine ne lui est jamais reconnue après 1945. "Des décennies après, du fait du souvenir de l'occupation nazie et de la collaboration de certains ukrainiens avec les nazis, il était facile de traiter de "fasciste" tout avocat de l'Ukraine indépendante. Pour de nombreux nord-américains et européens, la manière dont la diaspora ukrainienne revendiquait son identité semblait "nationaliste" et donc suspecte.  La catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986, puis le revirement de Gorbatchev avec la politique de Glasnost (transparence) encourage alors à rouvrir le passé soviétique en Ukraine".

Lecture remarquable et très documentée, cet ouvrage constitue une somme incontournable sur un événement oublié et mésestimé, aux conséquences funestes dans un pays considéré parfois comme à la marge du monde. Très vivant, souvent touchant dans la description d'histoires individuelles ou familiales, il nous fait plonger magistralement au coeur de l'extermination et des décisions prises par le truchement d'abondantes et poignantes ressources archivistiques. Bien rédigé et direct dans son style, il est particulièrement agréable à parcourir et donne à réfléchir sur l'histoire de longue durée de cette région tourmentée et profondément rattachée au destin russe. Il permet également d'évaluer l'ampleur du désastre provoqué par l'impéritie et l'aveuglement des dirigeants de l'Union soviétique. Le livre insiste sur le système de désinformation y compris jusqu'en Occident qui a accompagné de manière macabre l'Holodomor et qui a permis sa survenance quasiment sans un cri.

Dominique Margairaz
( Mis en ligne le 15/04/2020 )
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