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Entretien avec Ron Rosenbaum - Pourquoi Hitler ?. Enquête sur l'origine du mal, Nouveau Monde, Janvier 2021



Ron Rosenbaum, Pourquoi Hitler ?. Enquête sur l'origine du mal, Nouveau Monde, Janvier 2021, 679 p., 23,90 €

Hitler en questions

Si Bouvard et Pécuchet avaient vécu à la fin du XXe siècle, sans doute auraient-ils tenté la démarche que propose le journaliste, critique et romancier Ron Rosenbaum… Son Pourquoi Hitler ? se veut en effet une méta-étude des théories interprétatives échafaudées depuis des décennies à propos de l’incarnation du Mal absolu. Basé sur la lecture de milliers de pages publiées ou d’archives confidentielles, mais aussi la rencontre avec de nombreux exégètes et spécialistes, cette somme rassemble les hypothèses émises pour tenter d’expliquer l’inexplicable, de comprendre l’incompréhensible. Un travail d’histoire intellectuelle osé, qui fera moins sourire que grincer des dents.

Combien de filets ont été jetés pour tenter de capturer la juste représentation de Hitler ? Rosenbaum les énumère : le filet psychanalytique, psycho-historique, psychosexuel, idéologique, théologique, métaphysique, nosographique… Quelle origine la plus improbable n’aura été invoquée, depuis la morsure de bouc mal placée à la contamination syphilitique, d’une lointaine ascendance juive à la piqûre de moustique provoquant une ravageuse encéphalite ? À les compiler, on aboutit à un florilège qui flirte avec le délire. Or Hitler est un sujet déjà assez obscur pour être encore opacifié.

La profonde originalité de la démarche de Rosenbaum est d’avoir travaillé en philologue, en soumettant les textes à un «close reading», traquant les ambiguïtés, les paradoxes, les contradictions, les lacunes. Puis surtout, il a rencontré les tenants de ces échafaudages hypothétiques, a dialogué avec eux (quand ils se prêtaient au jeu de bonne foi), les a écoutés se contredire, s’empêtrer, se renier ou s’obstiner dans leur conviction. Le lecteur de cet ouvrage ressort avec mille questions à l’esprit… Nous nous sommes limité à quelques-unes.

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Parutions.com : D’où est né le projet de cet ouvrage ?

Ron Rosenbaum : Je crois important de préciser à l’attention de ceux qui ne connaissent pas mon livre, dont le titre en anglais est Explaining Hitler, qu’il ne constitue pas mon explication de Hitler, mais un regard sceptique et critique porté sur le large éventail de théories explicatives émises en soixante-quinze ans par des experts, des historiens, des biographes, des psychanalystes, etc., dont beaucoup ont proclamé avoir résolu le mystère que constitue Hitler. Et ce en dépit de l’étonnante étendue du désaccord qui les sépare. Ils ne peuvent avoir tous raison ! Par contre, ils peuvent tous avoir tort, du moins en partie…

Prenons par exemple la question de savoir qui, de sa mère ou de son père, a le plus pesé sur la destinée de Hitler. La psychanalyste suisse Alice Miller insiste sur le fait que les châtiments corporels, les coups portés à Hitler par son père ont modelé en profondeur son caractère et ont communiqué au jeune Adolf l’angoisse de porter du «sang juif». Selon Miller, cela a insufflé en Adolf le besoin d’exterminer les juifs pour prouver sa pureté aryenne. Le psychanalyste américain Eric Fromm souligne quant à lui que c’est plutôt sa mère, Klara, qui est davantage à blâmer pour son attitude hyper-protectrice. Elle aurait développé chez Hitler une forme maligne de narcissisme, qui lui aurait donné l’impulsion motrice à la base de l’Holocauste.

Beaucoup de gens pensent que l’on en sait sans doute bien assez sur Hitler aujourd’hui. Or, au cours des dix années de recherches qui ont amené à ce livre, j’ai découvert que la zizanie régnait parmi les universitaires de toutes disciplines à propos des aspects fondamentaux de sa mentalité, de sa vision du monde. Je me suis inspiré sur ce plan de la démarche d’Albert Schweitzer dans sa Quête du Jésus historique. Je voulais faire prendre conscience au public que Explaining Hitler était un projet forcément inachevé et leur expliquer les pro et contra de ces diverses tentatives d’explication.
 
Parutions.com : Un reproche adressé à certains chercheurs sur Hitler est qu’ils sont soupçonnés de trop entrer en connivence avec leur sujet. Et vous, avez-vous eu le sentiment d’entrer davantage en empathie avec l’un ou l’autre des historiens que vous avez interrogés ? Parmi vos interlocuteurs – et il y en eut beaucoup, du révisionniste indécis, David Irving au «recréateur» du monstre George Steiner –, lequel vous a le plus marqué ?

Ron Rosenbaum : Je vais vous répondre par une anecdote à propos des échanges que j’ai eus avec deux des premiers et plus influents historiens sur Hitler : H.R. Trevor-Roper et Alan Bullock. Trevor-Roper est un éminent Professeur «Regius» d’histoire à Oxford et Cambridge. Durant la guerre, il servit comme agent de renseignement britannique et fut envoyé par le MI-6 dans le bunker souterrain de Hitler peu après la défaite pour voir ce qu’il pourrait tirer des survivants ou des documents abandonnés après le suicide du Führer. Il découvrit ainsi une copie du dernier testament de Hitler et écrivit un des premiers ouvrages sur Les Derniers jours du Reich… Le souvenir le plus marquant de ma rencontre avec Trevor-Roper est sa réponse à une question qui a hanté tous les historiens du nazisme. Je lui avais demandé s’il pensait que Hitler savait qu’il faisait le mal en commettant le génocide. Trevor-Roper me répondit avec âpreté : «Oh non, il était convaincu de sa rectitude». En d’autres termes, Hitler pensait intimement rendre service à l’humanité en la débarrassant des Juifs. «Rectitude»... Au début de mes recherches, j’avais trouvé le mot et l’assurance quelque peu mordante de Trevor-Roper choquants. Le lendemain, je prenais le train pour Oxford où je devais interviewer Alan Bullock, dont le livre Hitler a study in Tyranny, qui était encore à l’impression, est devenu depuis une référence. Quand au cours de la conversation, j’ai rappelé le mot utilisé par Trevor-Roper et Bullock m’a dit qu’au départ il l’avait désapprouvé. Selon lui, Hitler n’était qu’un opportuniste, un acteur, un cynique, un charlatan qui sans doute ne croyait même pas un mot de ses propres harangues antisémites, mais qui usait de cette haine pour agiter et captiver les Allemands tout disposés à l’écouter…

Entre les deux visions de Trevor-Roper et Bullock, se dessinait un schisme fascinant dans la manière d’envisager Hitler. Mais plus intéressante encore m’apparut la révélation que me fit Bullock de son changement progressif d’opinion. Il avait finalement pesé l’argument de Trevor-Roper et était parvenu à une position médiane : Hitler était un acteur– et ici Bullock utilisa une citation de Nietszche – «possédé par son propre rôle», parti d’un manipulateur sans scrupule progressivement convaincu de la haine de ses discours. J’ai trouvé admirable – et rare – la volonté de Bullock d’écouter les arguments contraires au siens pour les mettre en accord. Mon livre est peuplé d’historiens, biographes, etc., qui n’ont jamais changé un iota à ce qu’ils considèrent leurs brillantes conceptions. L’humilité de Bullock m’a impressionné et m’a incité à conserver un esprit ouvert face à tout universitaire qui tentait de me convaincre de sa propre… rectitude !

Parutions.com : Parmi tous les spécialistes que vous avez interrogés pendant une décennie, une seule femme, Lucy Dawidowicz, qui d’ailleurs émet une hypothèse des plus intéressantes (Hitler aurait décidé l’extermination des juifs dès 1918)… Pourquoi si peu d’historiennes se sont-elles penchées sur le cas Hitler ? Et circule-t-il aujourd’hui des interprétations genrées du personnage, qui mettraient en avant le fait qu’il ait été un monstre pas seulement parce qu’il était un homme déviant, mais un mâle tout court ?

Ron Rosenbaum : J’éprouve une certaine sympathie avec l’idée que le caractère mâle en soi, et une masculinité hyper-performante, seraient une des facettes de la culture nazie – depuis les voyous des Freikorps et de la SA jusqu’aux sadiques de la SD. Mais il va sans dire que c’est insuffisant. Tous les soldats mâles ne sont pas des tueurs génocidaires. Il fallait une idéologie pervertie, pétrie d’idées mauvaises, pour les transformer en meurtriers de masse. L’absence d’historiennes s’explique largement, je crois, par leur longue exclusion des études supérieures. Oui, il y a des exceptions avec Dawidowicz ou Hannah Arendt, qui a adopté une façon très originale d’envisager le sujet. On aurait souhaité voir plus d’historiennes aborder ce sujet dans le passé ; heureusement il y en a davantage aujourd’hui…

Parutions.com : Pourquoi a-t-il fallu attendre plus de vingt ans avant de voir publier une traduction en français de votre livre ? Quelle a été son audience internationale (traduction en d’autres langues, accueil dans différents pays) ? Et comment votre travail a-t-il été perçu par les chercheurs et intellectuels, en général et plus particulièrement ceux issus de la communauté juive ?

Ron Rosenbaum : Mon livre a en fait été traduit en français assez tôt après sa publication en anglais, puis dans une douzaine de langues, en ce compris l’allemand. Il est discuté par des universitaires américains et étrangers. L’initiative de sortir une nouvelle édition française s’explique par l’ajout de mes mises à jour (à propos des théories sur Hitler apparues depuis la publication originale), ainsi que d’une nouvelle préface. Aux États-Unis, le livre est devenu ce qu’on appelle un «New York Times best seller». J’ai été invité à m’exprimer devant plusieurs assemblées juives religieuses ou laïques, au Mémorial de l’Holocauste à New York et à Los Angeles, et ce que j’ai pu constater, c’est un vif intérêt aussi bien de la part de publics juifs que non-juifs autour de la question «Pourquoi Hitler ?» et des explications qu’y apportent les universitaires et les intellectuels. Je retire une grande satisfaction du fait que, si je n’ai pas pu fournir de réponse, j’aurai du moins clarifié quelles étaient les questions à poser.
 
Parutions.com : La version originale de votre étude a donc paru en 1998. C’est une étude qui remonte à avant l’ère Internet. De nouvelles théories interprétatives improbables de Hitler ont-elles surgi depuis lors, notamment sur le Web ?

Ron Rosenbaum : J’en parle dans cette nouvelle édition. D’après moi, le développement le plus troublant depuis le début des années 2000 aura été l’expansion planétaire de la négation de l’Holocauste qui, lors de la sortie de mon livre, restait cantonné aux obsessions pathétiques de personnages tels qu’un David Irving – le chapitre que je lui consacre montre bien qu’il était incapable de décider à quel mensonge s’en tenir quant au nombre de victimes juives ou à l’affirmation selon laquelle elles étaient imputables seulement au typhus… Il existe aujourd’hui un vaste réseau négationniste, animé par des théoriciens conspirationnistes d’extrême droite. J’ai vu des t-shirts qui se moquent voire qui nient l’Holocauste et Auschwitz, portés par les vandales de droite qui ont attaqué le Capitole le 6 janvier dernier. Il semble impossible d’éradiquer de telles énormités mensongères, même si par exemple Irving a été poursuivi avec succès par une cour de justice britannique pour négationnisme. Le Net a amplifié les vieilles théories complotistes, dont le fondement est la forgerie tsariste des Protocoles des Sages de Sion. Ce texte a été largement diffusé aux États-Unis, notamment avec le soutien du fabricant automobile Henry Ford qui les a adaptés dans son pamphlet Le Juif international. Les Protocoles sont la matrice de presque toutes les théories du complot qui circulent actuellement sur Internet et qui s’articulent avec la négation de la Shoah.

Parutions.com : Vous écrivez : «La marginalisation de Hitler dans la pensée contemporaine ressemble ainsi à la vogue de la “mort de l’auteur” dans la théorie littéraire : l’Holocauste comme “texte” produit, non pas par une décision humaine, mais en quelque sorte de manière autonome et inéluctable par la culture et le langage».Vous êtes par ailleurs un grand lecteur et admirateur de Vladimir Nabokov, et notamment de Feu Pâle, son texte le plus déroutant dont la narration repose justement sur la mise en scène du commentaire d’un poème. Vous a-t-il inspiré dans votre travail ? Depuis le roman Le transport d’AH de George Steiner, n’est-il pas établi que c’est la littérature davantage que l’histoire factuelle qui est susceptible désormais d’apporter des éclairages à la question «Pourquoi Hitler» ?

Ron Rosenbaum : Avant de répondre à cette question, laissez-moi vous assurer que Feu pâle de Nabokov est aussi limpide et profond que tout le reste de son œuvre. Cette clarté ne transparaît peut-être pas dans la traduction, voilà pourquoi j’exhorte tous ceux qui le peuvent à le lire en anglais. C’est un joyau de la littérature mondiale. Je ne suis pas d’accord avec l’idée qui voudrait que la fiction réponde mieux que les faits à la question «Pourquoi Hitler ?». Tout chez Hitler est un déni des capacités de l’imaginaire et des belles ambiguïtés de la grande littérature. J’aimerais pouvoir invoquer Nabokov parmi mes influences, et vous avez sans doute raison de suggérer qu’il est présent comme en «sous-texte»… Je crois comme vous que le court roman de George Steiner – où il met en scène un Hitler redécouvert au fond de la jungle sud-américaine et traduit en jugement sur place – entre mieux en profondeur dans la psyché du personnage que celle de maintes interprétations sophistiques émises en psychologie. Cette fiction s’approche au plus près des facteurs qui ont déterminé l’esprit de Hitler. Dans son propre plaidoyer prononcé lors de son procès, Hitler accuse les juifs de «triple chantage à la transcendance» : Moïse avec sa soi-disant exigence d’«obéissance parfaite», Jésus avec celle d’«amour parfait», enfin Karl Marx avec celle de «Justice parfaite». Tout cela est insupportable pour Hitler. Il faut être sacrément tordu pour transformer l’héritage de ces trois figures en mandat d’extermination ! Steiner a imaginé la sophistique déployée par Hitler pour tenter de sauver sa peau. Je ne pense pas que quiconque ait pu avancer d’explication au fait que l’antisémitisme hitlérien est allé bien au-delà de celui, traditionnel et ancré de façon endémique dans la culture européenne, des persécuteurs de juifs. «Pas d’Hitler, pas d’holocauste», comme l’écrivait Milton Himmelfarb… Son désir de tous les tuer n’appartenait qu’à lui seul.

Voilà pourquoi j’en suis venu à articuler mon propos avec la déclaration qui est peut-être la plus choquante de la nouvelle édition de mon livre : Hitler n’a pas perdu la guerre. Il a même gagné ce que Lucy Dawidowicz appelait «La guerre contre les Juifs». Il en tué six millions avant de se suicider lui-même, exactement comme l’auteur d’un attentat à la bombe gagne en tuant plusieurs personnes, quitte à lui-même perdre la vie dans l’affaire… C’est peut-être le plus notable changement de mon regard sur Hitler aujourd’hui, à la lumière de son suicide. Il m’apparaît comme une bombe humaine qui irait à la tombe heureux à l’idée d’avoir tué des millions de personnes. Nous devons accepter la possibilité qu’Hitler est allé à la mort en souriant.

Parutions.com : J’ai été quelque peu surpris de votre perception de la loi Godwin… Vous la classez comme une figure rhétorique qui a une fonction d’indicateur, d’étalon, et in fine de preuve de l’existence du mal. Certes, mais l’invocation du point Godwin ne vise-t-elle pas avant tout à discréditer l’adversaire, avec un moyen particulièrement retors, en le taxant de nazisme – ce qui est la disqualification ultime aujourd’hui puisque l’accusé sera immédiatement assimilé au camp du Mal absolu...

Ron Rosenbaum : Je n’accorde peut-être pas autant d’importance que vous au point Godwin, issu de la culture Internet qui voit les arguments de tout type se transformer en accusation d’hitlérisme. Mike Godwin, en homme intelligent, a critiqué les excès rhétoriques. Je remarquais juste que la tendance qu’il a identifiée et déplorée montrait que les références à Hitler ne devraient être ni prises à la légère ni à l’inverse sacralisées (ce qui arrive quand on les censure). La loi de Godwin est selon moi utile parce qu’elle envisage comme une erreur le fait de disqualifier un auteur ou un texte avec lequel vous n’êtes pas d’accord en le ramenant à Hitler. Il vaut mieux réserver cette comparaison pour les plus graves et odieux crimes contre l’humanité, plutôt que de rendre trivial l’usage de ce nom en l’appliquant dans un débat d’idées. Ne pas utiliser le nom de Hitler pour des points de rhétorique mineurs est une façon de faire ressortir la nature transcendantale de ses crimes… 

Parutions.com : Si ce n’est dans le chapitre consacré à Lucy Dawidowicz, vous parlez très peu de Mein Kampf, or le premier à avoir expliqué sa propre émergence, n’est-ce pas Hitler lui-même dans ce livre ? Pourquoi cette omission ?

Ron Rosenbaum : Je ne pense pas avoir omis de considérer Mein Kampf. J’attire bien l’attention que c’est là la première et plus saillante description des origines de son antisémitisme. Comme lorsqu’il croise en ville une silhouette en robe noire et se demande «Est-ce là un allemand ?» avant de réaliser que ce pauvre juif orthodoxe dans sa tenue traditionnelle est la figure honnie du juif… Bien sûr, cet épisode sonne comme une fiction, mais c’était la manière de Hitler de décrire les juifs comme des «aliens» inhumains. Et une fois déshumanisés, ils sont bons à être exterminés, sans autre forme de procès. Une grande partie de Mein Kampf lui a été inspirée (ou bien à son «ghost writer» Rudolf Hess) par Le Juif international de Henry Ford ou les Protocoles. Si ce n’est donc au détour d’anecdotes révélatrices comme celle que je citais, je n’ai donc pas trouvé grand-chose d’intéressant dans ce livre pour analyser Hitler.

Parutions.com : Déjà, en 1963, la jeunesse française était soupçonnée de «Hitler, connais pas» (d’après le titre d’un documentaire réalisé par Bertrand Blier)… Pensez-vous qu’avec le passage du temps et la disparition progressive des témoins directs du nazisme (acteurs et victimes), la vision de Hitler va connaître une nouvelle évolution, et passer du domaine des faits à celui de l’interprétation pure ? Est-ce un risque pour les nouvelles générations ?

Ron Rosenbaum : Oui, je suis d’accord. Mais les crimes d’Hitler survivront au rang des infamies de l’Histoire pour toujours, ils peuvent être égalés mais pas dépassés et nous ne devons jamais perdre de vue leur enracinement dans la culture occidentale ni les banaliser par des comparaisons atténuantes.

Parutions.com : Contrairement à celui de Mussolini, dont le corps criblé de balles et déformé de coups, a été filmé et photographié à l’envi, ou à Staline, dont le corps fut embaumé comme Lénine, personne d’autre que ceux qui l’ont détruit par le feu n’a jamais pu voir le cadavre de Hitler. Cet effacement physique n’est-il pas à l’origine même du fantasme et de l’obsession qu’a générés le personnage ?

Ron Rosenbaum : Je suis d’accord concernant l’oblitération, l’effacement du corps, qui a définitivement nourri la dimension mystérieuse, métaphysique, prêtée à la nature même d’Hitler. Non pas qu’une autopsie pourrait ajouter quoi que soit à notre connaissance du personnage, mais au moins la vision de son cadavre nous aurait permis d’échapper à tous les fantasmes du type «Hitler s’est échappé» qu’ouvre l’absence de cendres et d’os…

Parutions.com : De même, beaucoup d’hypothèses se concentrent sur la physiologie intime de Hitler. Que révèle, à votre avis, cette focalisation à outrance sur la question de sa sexualité ?

Ron Rosenbaum : Cela tient à mon avis à deux choses. Nous vivons toujours, depuis Freud en somme, à une époque où la sexualité est vue comme le facteur explicatif déterminant dans l’analyse d’une personnalité. Combien d’experts ont avancé des explications tordues afin de mettre en lien la nature intime de la sexualité d’Hitler avec ses crimes ? En outre, il y a les épisodes de sa vie comme son étrange relation avec sa demi-nièce Geli Raubal, qui se tua par balle dans la chambre de son appartement à Munich, ou encore celle avec Eva Braun, qui se conclut par un mariage express et un suicide mutuel. Dans ce dernier cas, les spéculations à en retirer sont peu susceptibles de s’avérer probantes sur le plan historique.

Parutions.com : La difficulté ou l’impossibilité de pouvoir rire de Hitler (comme on pouvait encore le faire devant des caricatures des années 1930 ou, même si vous détestez ce film, avec ''Le Dictateur'' de Chaplin) après la Shoah a-t-elle à votre avis joué un rôle dans la construction de la mythographie du personnage ? Peuvent-elles même expliquer que la psychanalyse ait pris le relais dans le discours visant à le discréditer (en établissant «scientifiquement» ce qui auparavant aurait prêté à moquerie, comme l’impuissance, le testicule unique, etc.) ?

Ron Rosenbaum : Je pense que la satire avait une importance historique du vivant de Hitler. Je suis critique envers le ''Dictateur'' de Chaplin parce qu’il n’a fait qu’ajouter à une vague de moquerie contre les ridicules de Hitler qui était déjà en train de monter à l’époque. Le problème qui en résulte est ce que les historiens ont appelé le syndrome de «sous-estimation», qui veut que Hitler semblait tellement ridicule à travers les caricatures que les peuples et les politiques occidentaux n’ont pas pris la menace suffisamment au sérieux et qu’ils ont sous-estimé ses intentions de conquérir l’Europe.

Parutions.com : Par-delà l’interprétation du phénomène Hitler, il y a toute une réflexion, d’ordre philosophique, sur la nature du Mal. Que répondez-vous à ceux qui persistent à dire que vouloir comprendre Hitler, c’est finalement consentir à le rendre admissible, à le faire accepter, et à le réintégrer dans l’humanité ?

Ron Rosenbaum : C’est ridicule. Plutôt que de ne pas le rendre «admissible», le refus de vouloir l’expliquer l’érige en une sorte de démon surhumain dont nous devons craindre d’évoquer, même en chuchotant, la vraie nature. Je rejette cette attitude comme un sophisme pervers.

Propos recueillis par Frédéric Saenen
( Mis en ligne le 24/05/2021 )
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