L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Cronstadt
de Jean-Jacques Marie
Fayard 2005 /  23 €- 150.65  ffr. / 481 pages
ISBN : 2-213-62605-7
FORMAT : 14,0cm x 21,5cm

L’auteur du compte rendu : Ludivine Bantigny est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Rouen.

Cronstadt : la nécessité tragique des bolcheviks

À la quasi-unanimité, le 1er mars 1921, quelque 15 000 marins et soldats de Cronstadt votent une résolution qui brave le gouvernement du Conseil des commissaires du peuple. Leur insurrection, qui dure deux semaines et est finalement réprimée militairement par le gouvernement bolchevik, n’a cessé depuis d’alimenter les interprétations les plus diverses : du complot monarchiste à la révolte anarchiste. En spécialiste de l’histoire soviétique, Jean-Jacques Marie a décidé de revisiter Cronstadt.

Même si ce statut ne figure pas dans sa présentation biographique, on sait que J.-J. Marie dirige le Centre d’études et de recherches des mouvements trotskistes et révolutionnaires internationaux (CERMTRI). Si l’auteur accomplit son travail d’historien en toute objectivité, la tonalité générale de l’ouvrage indique la faveur qu’il accorde aux décisions des bolcheviks. Il faut rappeler que Cronstadt est une des pierres d’achoppement dans toute discussion entre trotskistes et anarchistes : le présent ouvrage s’inscrit par là même aussi en rupture avec l’historiographie sur le sujet. En effet, parmi les ouvrages qui lui avaient déjà été consacrés, on compte en particulier ceux des historiens Paul Avrich (La Tragédie de Cronstadt 1921, [1970], Seuil, 1975) et Henri Arvon (La Révolte de Cronstadt, Complexe, 1980) ; leur inclination, en raison de leurs sympathies anarchistes, allait aux insurgés. Mais aucun n’avait pu consulter les archives soviétiques. Au contraire, J.-J. marie a profité de leur ouverture, qui a suivi la réhabilitation des Cronstadtiens par Boris Eltsine en 1994. On aurait d’ailleurs aimé que ces archives, composées entre autres de rapports de la Tcheka, soient plus rigoureusement présentées. On peut aussi déplorer la curieuse absence de bibliographie en fin de volume.

Le fruit de cette recherche est un livre dense et parfois touffu dans sa profusion de détails. Mais sans doute fallait-il bien cela pour rompre des lances avec les mythologies que ne manqua pas d’engendrer «Cronstadt». Cela conduit d’ailleurs Jean-Jacques Marie à se poser en contradicteur. Il croise le fer tant avec des auteurs staliniens comme Sergueï Semanov qu’avec des historiens hostiles au léninisme comme Nicolas Werth. La conclusion du livre égratigne même la Ligue communiste révolutionnaire : en cause, un article paru en mars 2001 dans Rouge, l’hebdomadaire de la LCR, intitulé «Le “mythe de la tragique nécessité”» et stigmatisant la politique des bolcheviks au cours de cette période.

Une «tragique nécessité» : la formule est de Trotsky. Elle indique qu’aux yeux des bolcheviks, le gouvernement n’avait pas le choix : après avoir accordé un délai d’une semaine aux insurgés, il lui fallait les battre militairement, car le risque politique était selon eux trop important. La rébellion, récupérée par les «blancs», pouvait être la brèche par laquelle les ennemis de la révolution attaqueraient tout l’édifice d’Octobre. Certains documents montrent, de fait, que les Russes blancs s’attendaient à une révolte et réclamaient de l’aide aux gouvernements occidentaux pour la soutenir afin de renverser le régime soviétique. Cet enjeu idéologique se doublait d’un problème directement militaire : Cronstadt se situe sur l’île de Kotiline, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Petrograd ; en cette fin d’hiver, la fonte des glaces risquait d’empêcher les troupes de l’Armée rouge de marcher sur la citadelle ; en revanche, elle pouvait favoriser l’arrivée de bateaux, d’hommes et d’armes en provenance des pays ennemis. Pour les bolcheviks, il fallait donc faire vite.

Parmi les mythes que J.-J. Marie contribue à briser figure celui d’une continuité entre les Cronstadt de 1905, de 1917 et de 1921. Si la vigueur révolutionnaire des marins ne s’est jamais démentie entre la première révolution russe et Octobre, il est désormais établi que les Cronstadtiens de 1921 n’ont plus rien à voir avec l’avant-garde de 1917 : les marins ne sont tout simplement plus les mêmes. En raison précisément de leurs qualités révolutionnaires et de leurs vertus combatives, les soldats de Cronstadt ont été envoyés sur tous les fronts de la guerre civile ; beaucoup y ont péri. En 1921, ces marins sont principalement des paysans, en grande majorité originaires d’Ukraine (à forte tradition anti-bolchevik). Or, durant les mois précédents, la Russie a été traversée par de grandes révoltes paysannes, dont celle menée par l’anarchiste Makhno en Ukraine, contre le communisme de guerre et son cortège de réquisitions imposé par les bolcheviks.

Parmi les revendications des matelots figurent la liberté de parole et de réunion, la libération des paysans politiques, l’abolition des réquisitions et la pleine liberté d’action des paysans sur leurs terres. Ce dernier mot d’ordre apparaît aux yeux de Lénine comme le plus dangereux : selon lui, il signifie, à terme, le rétablissement du capitalisme. Pourtant, alors même que l’insurrection est à son faîte, le Xe Congrès du Parti adopte la libéralisation partielle du commerce pour les paysans : c’est le lancement de la NEP (Nouvelle politique économique). L’une des revendications essentielles des insurgés est ainsi satisfaite. Demeurent leurs aspirations proprement politiques qui, quant à elles, restent en suspens.

Jean-Jacques Marie parvient à restituer l’atmosphère de la Russie d’alors : les séquelles de la guerre civile, un pays aux abois en raison de la précarité de son économie, les privations dues au communisme de guerre, les grèves ouvrières à Moscou et Petrograd, la situation du parti où ont afflué bon nombre d’adhérents post-révolutionnaires, la propagande employée dans chaque camp. Il décrit aussi précisément la dureté des combats et établit un bilan des pertes de l’Armée rouge à Cronstadt (1 600 soldats et officiers tués), en rejetant les chiffres des rapports policiers et militaires, bien trop optimistes d’après lui. J.-J. Marie montre enfin que la répression fut expéditive et parfois incohérente dans ses différences de traitement. Au total, sur 6 528 insurgés arrêtés, 2 168 ont été fusillés, 1 272 libérés et 1 955 condamnés à des peines de travaux forcés.

Cronstadt occupe une place importante dans l’histoire soviétique, car beaucoup y ont vu les prémisses d’une dégénérescence bureaucratique et totalitaire. Lénine lui-même était conscient de cette importance, lui qui assurait : «Les événements de Cronstadt sont un éclair qui a illuminé la réalité plus vivement que tout.» L’ouvrage de Jean-Jacques Marie permet de s’en faire une idée objective, afin que chaque lecteur puisse, selon ses opinions et engagements, en juger politiquement.

Ludivine Bantigny
( Mis en ligne le 26/09/2006 )
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