L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

La République a besoin d’histoire - Interventions
de Jean-Noël Jeanneney
Seuil 2000 /  18.32 €- 120  ffr. / 248 pages
ISBN : 2-02-044793-2

Historia magistra vitae

La question du rôle social de l’historien est d’actualité, et l’a toujours été. Détenteur d’une science, l’historien doit-il intervenir sur la place publique ? Quelle est la légitimité des comparutions d’historiens lors de grands procès, de l’affaire Dreyfus à nos jours, avec les "témoignages" récents de Jean-Pierre Azéma, Marc-Olivier Baruch, René Rémond, Philippe Burin et Robert Paxton lors du procès Papon ? Quid de l’historien artisan des nations comme un Michelet ou un Lavisse ont pu l’être au siècle dernier ? Quid d’un historien capable de "mensonge patriotique" pendant la Première Guerre Mondiale, crime intellectuel qui vaudra à un Paul Valéry désabusé d’en déduire que l’histoire démontre tout et son contraire ? Le débat est important.

Jean-Noël Jeanneney y apporte sa contribution par le présent ouvrage. Le titre à lui seul résume la thèse de l’auteur, thèse qu’explicitent et nuancent ensuite les différents chapitres de l’essai. Pour l’auteur, la "connivence de l’Histoire et de la République est de salubrité civique" (p.10). On n’en attendait pas moins de la part d’un historien qui est aussi un acteur politique.

Le parcours de M. Jeanneney est en tant que tel révélateur. Ancien normalien, agrégé d’histoire et docteur ès lettres, ce membre d’une illustre famille républicaine est aussi diplômé de Sciences-Po. Actuellement professeur d’histoire politique et des médias à l’I.E.P. de Paris, il a été secrétaire d’Etat au Commerce extérieur (1991-92) et de la Communication (1992-93), président de Radio France et de RFI entre 1982 et 1986 et président de la mission du Bicentenaire de la Révolution française et des droits de l’homme et du citoyen en 1988-89. Il préside depuis 1998 l’association Europartenaires.

Fort de cette double expérience universitaire et politique, il expose ses vues sur le rôle social de l’historien. Ce n’est pas sa première intervention en la matière. Des ouvrages comme L’avenir vient de loin (Seuil, 1994) et Le passé dans le Prétoire (Seuil, 1998) ont traité avant celui-ci de la question. En outre, La République a besoin d’histoire n’est pas un essai mais plutôt la somme d’interventions de Jean-Noël Jeanneney sur la scène publique, en tant qu’historien ou que politique, illustrant, légitimant et explicitant ce rôle social de l’historien. L’ouvrage est en effet constitué des reproductions d’articles et de discours donnés par l’auteur sur les sujets les plus divers et selon cinq grands thèmes : "la Gauche et la Droite", "le Bicentenaire de la Révolution française", "la Justice et l’Histoire", "Média et démocratie" et "la France, l’Europe et le monde". Les sujets sont trop nombreux pour qu’il en soit fait mention ici exhaustivement. Citons à titre d’exemple : la question de la laïcité, l’exception française, les radios locales publiques, le procès Papon, le sang contaminé, le Bicentenaire de 1989 etc...

Ce qui importe, c’est la lumière que ces différents exemples apportent sur la question du rôle social de l’historien. Si Jean-Noël Jeanneney prône l’intervention du Savant en tant que conseiller du Prince, pour faire référence à la célèbre analyse de Max Weber, ce n’est pas sans nuance. L’historien, maître d’un savoir, doit le mettre au service du politique sans s’y aliéner car ce savoir suppose qu’il reste libre. "En tant qu’universitaire, écrit-il, je ne supporterais pas un instant que l’Etat m’impose des directives, restreigne le cadre des débats où je m’inscrirais, ou privilégie impérativement une thèse scientifique au dépens d’une autre" (p.58).

Cet apport nécessaire de savoir légitime la comparution des historiens devant les tribunaux. Contre la thèse d’un autre historien, Henry Rousso, auteur de la Hantise du Passé (Textuel, 1998), qui craint que ce recours aux historiens n’instrumentalise leur savoir, Jean-Noël Jeanneney affirme que les historiens sont à ses yeux, "indispensables pour aider les jurés et les juges à se prononcer à meilleur escient, en restituant pour eux, parmi la multiplicité des possibles disparus, ce que fut la liberté de l’homme impliqué, sa connaissance des conséquences de ses actes, la chronologie précise de ses choix" (p.101).

Pour lui, la mission civique de l’historien est triple. Il doit contribuer à la vérité sur les hommes, nourrir la lucidité des acteurs et servir l’identité de la nation à laquelle il appartient. Ce troisième point est sans doute le plus problématique et le plus contestable car il risque le plus de compromettre le savoir au service d’une cause. L’auteur en a d’ailleurs ressenti l’ambiguïté quand il fut chargé en 1988 de l’organisation du Bicentenaire de la Révolution française. "Ne serait-ce pas une moderne trahison d’un clerc que d’accepter, comme universitaire libre, de contribuer aux prestiges peut-être trompeurs d’une célébration d’Etat ?", se demande-t-il (p.44). La question vaut d’être posée. Histoire et commémoration ne se confondent en effet pas complètement. La Vérité, le devoir d’oubli ou la Mémoire idéalisée que propose l’Etat, "instituteur du social" selon Pierre Rosanvallon, peuvent entrer en contradiction... Peut-être suffit-il d’en avoir conscience.

Cet ouvrage, passionnant car il étanche la curiosité que l’on peut avoir pour les actions d’un homme politique, parce qu’il pose des questions essentielles sur la profession d’historien, écrit d’une plume élégante, mérite une lecture attentive.

Quel historien n’est pas intervenu sur la place publique ? Les noms affluent : Meyer, Molinié, Giry, Monod lors de l’affaire Dreyfus, Guizot, Thierry et Thiers sous la Restauration, Michelet et Quinet contre les jésuites et pour le peuple sous la Monarchie de Juillet, Lavisse, catéchumène laïque au tout début du siècle, Pierre Vidal-Naquet pendant la guerre d’Algérie… Tous, plus ou moins en conformité avec leur devoir de vérité ont servi l’Etat ou l’ont combattu, montrant l’importance du rapport entre Marianne et Clio, et que, comme le souligne l’auteur "l’historien ne peut jamais, quelles que soient les prudences qu’il affiche, échapper complètement au problème de sa responsabilité civique, puisque toute son activité intellectuelle est concernée par elle" (p.230).

Thomas Roman
( Mis en ligne le 08/03/2000 )
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