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Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Hitler. 1936-1945 : Némésis
de Ian Kershaw
Flammarion 2000 /  36.64 €- 239.99  ffr. / 1632 pages
ISBN : 2-08-212529-7

Le Triomphe ou la Destruction

Dans la première partie de son impressionnante biographie, Ian Kershaw avait montré comment un Etat moderne se distinguant par sa grande culture et une économie avancée a pu donner le pouvoir et confier son destin à un marginal politique sans grandes qualités sinon ses talents de démagogue et de propagandiste.

Au temps de l’Hubris, de cette volonté de puissance démesurée, succède celui de la Nemesis, c’est-à-dire de la destruction totale. Une fois au pouvoir, Hitler met au pas la société allemande, des masses fanatisées jusqu’aux différents cercles de pouvoir -le parti, l’armée, l’administration, la justice, les églises- et la conduit à sa chute en suivant la pente d’une idéologie obsidionale, perverse, démesurée, n’appelant aucune modération, aucun retour en arrière possible.

En 1936, Hitler jouit d’une intense popularité. Il est l’homme de la revanche, celui qui, année après année, a violé les clauses du traité de Versailles et cicatrisé ainsi une blessure pénible. Les capitaines d’industrie lui sont reconnaissants de les avoir laissés maîtres chez eux et les églises de les ménager quelque peu tout en combattant les bolcheviks athées. Pour un grand nombre d’Allemands, Hitler est un restaurateur, un nouveau Bismarck, de sorte que les exactions commises, les camps, la nuit des longs couteaux, ne les inquiètent guère. C’est un prix à payer. Pour autant, Hitler est un dictateur à part, animé d’une véritable soif de conquête et d’un antisémitisme extrême qui ne gêne cependant pas une société elle-même imprégnée d’antisémitisme, d’un antisémitisme latent, le plus souvent muet, mais grâce auquel l’idéologie nazie peut se développer sans peine. Quant à l’expansionnisme, il se loge parfaitement dans un histoire plus ancienne, celle du pangermanisme allemand, ce qui lui vaut le soutien de nombreux militaires et industriels.

Fort de ce soutien populaire quasi religieux, Hitler lance alors son pays dans l’accomplissement de sa vision du monde. 1936 voit le début des conquêtes territoriales et donc de la marche à la guerre la plus meurtrière que notre histoire ait connue. De l’Anschluss en 1936 jusqu’au lancement de l’offensive contre la Russie en juin 1941, Hitler, habile en bluffs diplomatiques et en audaces militaires parfois inconsidérées, soumet l’Europe. En l’occurrence, la crise des Sudètes en 1938 constitue un virage. En effet, du départ de la SDN en 1935 à l’Anschluss, la politique menée par Hitler, même si spécifiquement hitlérienne dans sa méthode, aurait sans doute été celle de n’importe quel autre gouvernement allemand conservateur. Avec la crise de Munich commence l’ère des conquêtes et s’achève celle des récupérations.

La Tchécoslovaquie, Memel et enfin la Pologne sont autant d’agressions conduisant immanquablement à un conflit généralisé. La grande erreur de Hitler fut en l’occurrence de croire que la prise de Dantzig en septembre 1939 n’affolerait pas plus l’Angleterre et la France que ce ne fut le cas avec les Sudètes. La guerre mondiale commence. Elle se traduit d’abord pour Hitler par une série de victoires éclatantes dont la débâcle franco-anglaise à Dunkerque fin mai 1940 et la signature de l’armistice avec le gouvernement de Pétain constituent l’apogée. Le pouvoir du Führer est alors incontestable.

L’un des aspects les plus passionnants de cette biographie est l’attention portée par Ian Kershaw à la question des oppositions internes justement, ce "front intérieur" dont se souciait Goebbels, ministre de la Propagande. Ce front concerne aussi bien le moral des Allemands en général, moral à entretenir, que les velléités contestataires, à mâter. Ce qui surprend à la lecture de l’ouvrage, c’est l’adhésion constante des masses envers leur chef. Malgré les difficultés liées à la guerre, malgré les répressions si courantes dans un Etat policier, les Allemands soutiennent leur Führer. C’est là, pour Ian Kershaw, l’une des conséquences de la dictature, dictature totale et hyper-idéologisée, et du concept de "travail en direction du Führer", concept central dans l’analyse de l’historien.

Parce qu’il est le chef idéologique de la nation allemande, Hitler donne le la à ses subordonnés qui, ensuite, agissent selon sa vision du monde. De la sorte, les quotidiens peu amènes sont imputés par les Allemands aux barons hitlériens -ministres, chefs de parti, dirigeants SS et gauleiter- et non au chef suprême. Les Allemands, jusqu’aux tout derniers jours du régime, continuent de croire que Hitler n’est pas au courant des exactions commises par ses valets. C’est pourquoi, quand le chef réchappe à l’attentat militaire du 20 juillet 1944, un fort mouvement de sympathie lui est témoigné de la part des masses.

L’échec de cet attentat à la bombe, commis par le colonel von Stauffenberg, est révélateur, et des relations difficiles entre Hitler et l’armée, et de la faiblesse de cette dernière pour s’opposer à son chef. A partir de l’invasion de la Russie en juin 1941, Hitler agace ses généraux par son jusqu’au-boutisme. La méfiance de Hitler lui fit en effet prendre en main la plupart des offensive à l’Est, avec parfois des erreurs de calcul graves mais que l’état-major ne contesta pas. Quand l’ère des défaites commence, à partir de l’hiver 1942, Hitler choisit la fuite en avant. Chaque échec militaire se traduit par le limogeage des généraux sur le terrain. Le symbole de cette folie militaire est la débâcle de la VIè armée de Paulus en janvier 1943 devant Stalingrad. Plutôt que de reculer ou d’envisager une solution politique, le dictateur préfère sacrifier jusqu’au dernier des soldats sur place. Préférant épargner la vie de ses hommes, Paulus se rend, prêt à subir l’ire hitlérienne.

La faiblesse de l’opposition militaire, comme celle d’autres groupes, tels les étudiants munichois de la Rose Blanche -Hans et Sophie Scholl, parmi ses dirigeants, sont dénoncés et exécutés- ou le Cercle de Kreisau réunissant des allemands monarchistes et conservateurs, attachés aux valeurs allemandes mais dans le respect de principes humanistes bafouées par Hitler, montre à quel point le système nazi ne pas pouvait être contesté de l’intérieur. La puissance de Hitler est en effet absolue. Elle est garantie par l’érosion de tout pouvoir en dehors du sien. Sous Hitler se livre la "guerre de tous contre tous" entre les chefs des différentes instances du monstre administratif allemand. L’Etat allemand est caractérisé par une érosion des forces politiques et administratives, par une désintégration gouvernementale; c’est une anarchie qui ne fonctionne que par le trait d’union idéologique faisant que chacun travaille en direction du Führer.

C’est cet état de fait incroyable qui explique que, dans un contexte de guerre fortement brutalisateur, l’Allemagne ait atteint un degré de barbarie inédit dans un pays dit civilisé. Le nazisme, idéologie radicale dont est empreinte toute une société, a permis la réalisation de la Shoah. Ian Kershaw parle de "pensée génocidaire" dès 1939. S’il ne se pose pas en historien intentionnaliste, si son approche est résolument structuraliste, il admet que l’Holocauste fait partie intégrante d’un processus entamé bien avant la fameuse conférence de Wannsee en janvier 1942.

Si les chambres à gaz ne sont pas programmées de longue date et si la destruction systématique et rationalisée des Juifs ne commence qu’au début de l’année 1942, l’antisémitisme qui est au coeur de la pensée hitlérienne devenue clé de voûte idéologique du régime y conduit. Mein Kampf, sans annoncer l’Holocauste, porte déjà en lui la logique macabre liant le massacre des Juifs à la guerre, liaison d’ailleurs répétée dans des accents prophétiques lors d’un discours de 1939 auquel le Führer se rapportera à maintes reprises durant le conflit, parlant lui-même de sa prophétie. Il y annonce la destruction des Juifs en cas de déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale.

Cette pensée génocidaire est manifeste en 1939, déjà, quand est lancé, dans le plus grand secret, le programme d’euthanasie, dit opération T4, qui fit en un peu plus de deux ans, entre 70000 et 80000 victimes. Cette opération, visant à l’éradication des membres les moins "utiles" et les plus "parasitaires" de la société, selon une philosophie inspirée du darwinisme social, est un pas décisif franchi par le régime vers une barbarie toujours plus radicale. Autre étape dans cette "montée aux extrêmes", les actions menées par les fameux Einsatzgruppen en Pologne, qui annoncent l’épuration ethnique massive à laquelle seront consacrés les camps d’extermination. Déjà en 1938, la Nuit de cristal qui fit de l’Allemagne la scène de dizaines de pogromes d’une violence inédite, fut un tournant capital dans l’histoire de la Solution finale. Ces actes sont rendus possibles par une situation de crise, la guerre, le marasme économique et social facilitant l’identification de boucs émissaires. La vision du Führer légitime ensuite les comportements les plus inhumains.

Pour autant, l’expression "Solution finale" n’apparaît qu’en juin 1940; elle prévoit alors une solution territoriale à la question Juive, sous la responsabilité de Heydrich, chef SS. La déportation massive, ou l’incitation à l’émigration qu’une opération comme celle de la Nuit de cristal était censée accélérer, devait permettre de libérer le Lebensraum germanique des Juifs. Les destinations envisagées par les autorités nazies furent multiples. Madagascar comme Israël furent envisagés. Avec la perspective d’une victoire sur l’URSS en 1941, un nouveau projet voit le jour. Il s’agit de déporter les Juifs d’Europe vers les coins les plus éloignés, les plus isolés et les plus inhospitaliers de Russie. Ainsi, si les chambres à gaz ne sont pas encore au programme, une mentalité génocidaire est déjà à l’oeuvre.


Pour autant, l’intensification des massacres à l’automne 1941 nécessite des moyens nouveaux et marque le début de la boucherie de masse. A la nouvelle de la déportation en Sibérie d’environ un million d’Allemands d’URSS, il est décidé de déplacer en représailles les Juifs allemands, tchèques et autrichiens en Pologne, en attendant de les acheminer plus à l’est, ce que les difficultés militaires ne permettront pas. Une étape décisive vers la Shoah est à nouveau franchie.

C’est en décembre 1941 que fut utilisé pour la première fois le gaz toxique, à titre expérimental, sur des prisonniers russes. Mais déjà, les exécutions massives et les gazages dans des fourgons avait commencé Chelmno, station de fourgons à gaz est le premier camp d’extermination à fonctionner en décembre 1941. Mais l’ordre officiel de mise en œuvre de la solution finale n'est donné que le 20 janvier 1942, à la conférence de Wannsee. Hitler est absent. Cette conférence n’orchestre pas la destruction des Juifs mais la décide. Hitler met le feu aux poudres, avalise, consent, mais ne dirige rien. Ses discours font office de feux verts aux pires exactions. Les six camps d’extermination commencent leur oeuvre tout au long de l’année 1942. La destruction systématique des Juifs a commencé et fera six millions de victimes.

Hitler fut absolument nécessaire à la réalisation de ces massacres. Sans l’autorité du Führer, le bellicisme d’un Ribbentrop, la haine antisémite d’un Himmler ou d’un Heydrich, qui furent les véritables chefs d’orchestre de l’extermination des Juifs, tout cela n’aurait pas été possible. Hitler prétend incarner une mission, une Providence en laquelle beaucoup d’Allemands croient. Cette image de chef, de sauveur, le dictateur lui-même en entretient le mythe. Il s’applique a faire planer autour de sa personne une aura mystérieuse, mêlant autoritarisme, secret et ascèse. Il doit paraître surhumain. Il est inhumain. Ce qui s’apparenta le plus à un sentiment d’amour ou d’amitié sont ses relations avec sa chienne, Blondi, et avec celle qui, la veille de son suicide, deviendra sa femme, la mystérieuse Eva Braun. Les chefs nazis les plus proches de lui sont Goebbels et Speer, le premier voyant en lui l’image du père alors que le second incarnait peut-être aux yeux du dictateur une image idéalisée de lui-même. Les deux hommes participent en outre au mythe hitlérien, le premier en tant que ministre de la Propagande et le second comme urbaniste et architecte officiel du régime.

Le régime est cadenassé par un homme tout puissant, un autocrate impulsif, instable et lunatique qui conduira l’Allemagne à sa perte. Le régime se suicide avec son chef. La vision terriblement manichéenne du Führer conduit en effet au suicide, à la destruction totale. Le tout ou rien, le refus de toute négociation politique sans être en position de force, le darwinisme primaire qui anime sa vision du monde, tout cela fait qu’à partir de 1943, quand tout espoir de victoire fond comme neige au soleil, la destruction devient la seule issue possible. Si les Allemands n’ont pas eu la puissance de vaincre, ils doivent périr, rien de plus logique chez qui la loi du plus fort est un dogme.

Quand l’armée rouge est aux portes de Berlin, Hitler veut une fin wagnérienne. C’est pourquoi il passe en mars 1945 un décret concernant des "mesures de destruction sur le territoire du Reich", ordre de la "terre brûlée" qui ne fut cependant pas suivi d’effet. C’est pourquoi, le 30 avril 1945, alors que les soldats russes sont quasiment au-dessus de son bunker, il se donne la mort d’une balle dans la tempe droite, accompagné par sa femme ainsi que Goebbels et sa famille. Le suicide fut la réponse que de nombreux responsables nazis choisirent dans la lignée de leur Führer: Bormann, Himmler, Göring, Ley. ..

Commence alors le temps des deuils et des cas de conscience. Sans partager la thèse d’une mentalité éliminationniste chère à Goldhagen, Kershaw ne veut pas excuser les Allemands d’avoir été pris dans un étau totalitaire. Pour l’historien, le nazisme fut un drame à responsabilité partagée. Hitler en fut le principal coupable mais nullement le seul. Rendons grâce à sa monumentale étude de proposer un panorama extrêmement complet et raisonnable d’une société entière. Cette biographie est en fait l’histoire d’une nation à travers la vie de celui qui en présida la destinée pendant douze ans.

Thomas Roman
( Mis en ligne le 10/11/2000 )
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