L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

Paris dernier voyage - Histoire des Pompes funèbres
de Bruno Bertherat et Christian Chevandier
La Découverte 2008 /  29.90 €- 195.85  ffr. / 189 pages
ISBN : 978-2-7071-5613-6
FORMAT : 23cm x 28cm

Préface de Bertrand Delanoë.

Postface de Pascal Ory.

L’auteur du compte rendu : agrégée d’histoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié L’Histoire en France du Moyen Age à nos jours. Introduction à l’historiographie (Flammarion, 2002).


Le 104 avant Le 104 : Funérailles d’antan

Philippe Ariès a naguère analysé dans un livre qui a fait date (L’Homme devant la mort, 1977) l’évolution du sentiment face à la mort dans notre société. L’ouvrage de Bruno Bertherat (historien des représentations, maître de conférences à l’université d’Avignon, auteur d’une thèse sur la Morgue à Paris au XIXe siècle) et Christian Chevandier (historien du social, spécialiste de l’histoire du travail, maître de conférences à l’université de Paris I) illustre parfaitement le propos d’Ariès : l’évolution du regard que nous portons sur la mort qui progressivement devient le dernier tabou d’une société qui se veut désinhibée.

A l’occasion de la réhabilitation, à l’initiative de la mairie de Paris, des anciens ateliers des pompes funèbres, qui ont fonctionné de 1874 à 1896 au 104 de la rue d’Aubervilliers, Bruno Bertherat et Christian Chevandier retracent à la fois l’histoire du lieu et des hommes qui y ont travaillé durant plus d’un siècle, et celle du système funéraire parisien fixé par un décret du 23 prairial an XII (23 juin 1804). Encadrés par une préface de Bertrand Delanoë et une postface de Pascal Ory, Bruno Bertherat et Christian Chevandier se sont partagés les approches en quatre chapitres : «Mourir à Paris, vivre à la Villette» ; «La machine pompes funèbres» ; «Les pompes funèbres et la culture de la mort» ; «Travailler au 104 (et au 138)». En fin de livre : des sources (archives et bibliographie) et une chronologie. Soulignons d’emblée la qualité de l’édition, et l’abondante iconographie, en noir et blanc, comme il se doit !

Les auteurs retracent les grands lignes de l’histoire démographique parisienne, les surmortalités (à l’occasion des guerres, des épidémies), pour affronter le coeur du sujet : l’histoire du service des funérailles parisien depuis le début du XIXe siècle. L’ampleur des besoins a justifié la construction d’édifices spécialisés. Le 104 rue d’Aubervilliers avait été choisi en raison de l’existence de terrains vacants. Un abattoir y avait fonctionné entre 1850 et 1868, désormais abandonné ; c’est ce terrain que la ville de Paris reprend pour y installer les ateliers nécessaires aux pompes funèbres. En arrière plan : l’histoire de cette zone urbaine qui, fortement industrialisée au XIXe siècle, connaît au début des années 70 une désindustrialisation brutale (fermeture des abattoirs de la Villette en 1974 et du MIN de Paris la Villette), avant que, dans les années 1980, la construction de la Cité des sciences, la réhabilitation du bassin de la Villette et l’évolution de l’immobilier parisien ne redonnent vie à ce quartier. C’est donc dans ce cadre radicalement rénové et dédié à la culture et aux loisirs que s’inscrit l'opération de réhabilitation des anciens ateliers des pompes funèbres parisiennes.

Bruno Bertherat reprend l’histoire de la machine pompes funèbres : entreprise qui voit le jour avec la laïcisation des funérailles au XIXe siècle dans le cadre du concordat de 1801 ; une règlementation des obsèques fixée par décret (1804) en donne la responsabilité aux communes. Celles-ci se voient proposer divers choix pour le fonctionnement : régie municipale, concession à une entreprise privée, libre choix laissé aux administrés. La ville de Paris (comme Marseille et Lyon) choisit le système de la régie municipale. Reste au choix des familles la part privée, «le service intérieur», qui comporte le choix de la cérémonie et des fournitures à l’intérieur du lieu de culte. En 1848, sont créées les Pompes funèbres générales, et entre 1887 et 1906, dans le cadre des affrontements entre la IIIe République et l’Eglise, diverses lois sont prises, pour arriver en 1906 à l’entrée en vigueur du monopole et à la création du service municipal des pompes funèbres. Le monopole ne prendra fin qu’en 1998 et avec lui, la fermeture du 104, tandis qu’une société mixte (Services funéraires) prend le relais des anciennes pompes funèbres générales.

Pour répondre aux besoins considérables des pompes funèbres, l’architecte Delabarre, supervisé par Victor Baltard (l’architecte des halles de Paris), a conçu une architecture fonctionnelle : une longue halle rectangulaire (220 m de long, 72 m de large), et trois halles plus basses, des cours séparant les bâtiments. Architecture de fer et fonte, recouverte de pierres et de briques, avec de grandes verrières. Ces bâtiments abritent les corbillards, berlines, chars et voitures (plus de 350 véhicules en 1892, il n’y aura plus que 131 voitures en 1948), les équipements pour les chevaux (plus de 350 en 1892, les convois hippomobiles ne disparaîtront qu’en 1936), les vestiaires pour le personnel, etc. Le souci d’hygiène propre à l’époque a présidé à la construction des locaux. La mort ne chôme jamais à Paris (même si elle frappe de façon différente en fonction des milieux sociaux) et les ateliers du 104 sont complétés par d’autres lieux annexes (Morgue, etc.) dont une carte est donnée page 64.

Toute une industrie se développe autour de cette activité prospère - menuisiers, couturières, croque morts… - surtout, au XIXe siècle et jusqu'à l’entre-deux-guerres, lorsque les familles ont le souci d’afficher de façon ostentatoire leur deuil. Tentures apposées sur les immeubles, corbillards richement ornés, cercueils luxueux sont recensés dans des catalogues proposés aux parents du défunt. Tout cet appareil funéraire a été fabriqué dans ces ateliers spécialisés. Toutefois, la modernisation des obsèques, qui s’accélère aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, entraîne une diminution constante des effectifs qui de 1070 agents en 1939 passent à 863 en 1948, pour tomber à moins de 800 a la fin des années 60. Autant d’emplois disparus, qui vivaient dans une familiarité quotidienne avec la mort : des documents inédits et des photos inattendues montrent les enfants du personnel posant sur un plancher de cercueil, ou encore de jeunes ouvriers faisant une pause, assis sur un autre cercueil.

Activité fructueuse, les funérailles font l’objet d’âpres concurrences : dès avant la loi de 1904, des entreprises se précipitent pour jouer le rôle d’intermédiaire entre les familles et le service d’administration municipale. Les plus importantes sont les PFG (Pompes Funèbres Générales) mais il existe aussi de multiples autres petites agences privées. En janvier 1993, à la suite de revendications émises en particulier à l’initiative d’E. Leclerc, une loi met fin à la situation de monopole.

Pendant plus d’un siècle, les funérailles ont fait l’objet de rites ostentatoires, analysés dans "Les Pompes funèbres et la culture de la mort". Le lecteur découvre ou retrouve (selon son âge) les pratiques funéraires parisiennes depuis le XIXe siècle. Pratiques parisiennes dans le cadre de cet ouvrage mais assez largement utilisées dans l’ensemble du pays. L’ensemble des rites est analysé et illustré. Une riche iconographie permet de comprendre ce que signifiait un «enterrement de première classe» alors que les pompes funèbres tarifaient avec précision chaque service fourni : de la rosette en feutre accrochée au fouet du cochet aux immenses tentures noires sur les immeubles ou les hôtels particuliers. Funérailles ostentatoires des riches, cercueils simples des indigents. La différence sociale se poursuit après la mort dans la géographie des cimetières parisiens : les plus aisés y acquièrent des concessions perpétuelles et s’y font élever de superbes caveaux familiaux, se retrouvant «entre soi» y compris dans la mort, les moins aisés, enterrés sans faste, sont souvent conduits dans les cimetières aux portes de Paris. Il y a d’ailleurs une certaine redistribution sociale pratiquée à la fois par les pompes funèbres, organisme laïc, et l’Eglise, puisque les frais des funérailles des indigents sont prélevés sur les recettes des obsèques coûteuses. Cependant, dans une société qui s’uniformise, dans les rites de la mort aussi, les différences visibles s’estompent et les obsèques se banalisent. Le noir se fait plus discret, voué à une disparition lente.

Pour les morts qui sortent du commun demeurent des parcours symboliques suivis par des foules nombreuses ; il y a souvent une étape à Notre Dame, avant l’inhumation dans un cimetière parisien. Ainsi Victor Hugo qui voulut être enterré dans le corbillard du pauvre, mais dont le cortège partit de l’Arc de triomphe pour porter la dépouille du grand homme au Panthéon, traversant tout Paris ou presque, mais refusant l’étape de l’église. Alors que les manifestations politiques sont le plus souvent interdites, suivre le cortège funéraire d’un opposant célèbre peut en tenir lieu. L’histoire des ateliers du 104 n’est pas celle des cimetières, mais on les croise au fil des pages, avec la question de la démographie parisienne, de l’installation de nouveaux cimetières sur les terrains de banlieue, des fosses communes où l’on enterre dans l’anonymat pauvres, réprouvés et suppliciés lorsque la peine de mort existait. Enterrements trop nombreux en période de crise et d’épidémie avec toutes les questions concrètes de surpopulation des cadavres qui se posent alors. Le dernier exemple en a été la canicule de 2003.

Enfin le livre retrace rapidement l’histoire sociale de ces employés des ateliers («Travailler au 104») ; histoire sociale qui suit celle de la nation, ainsi lors des grèves de 1968. Des témoins sont interrogés.

Ainsi ces ateliers préposés à la mort ont surtout été des lieux de vie jusqu’à leur fermeture, et les projets d’aujourd’hui les font revivre en leur assignant désormais, après une belle réhabilitation, la fonction d’ateliers d’artistes. Un ouvrage qui présente toutes les qualités d’un travail scientifique, mais qui intéressera tout lecteur amoureux de Paris, et tout amateur d’histoire culturelle.

Marie-Paule Caire
( Mis en ligne le 14/10/2008 )
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