L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Temps Présent  

La Sainte ignorance - Le temps de la religion sans culture
de Olivier Roy
Seuil - La couleur des idées 2008 /  19 €- 124.45  ffr. / 275 pages
ISBN : 978-2-02-093266-0
FORMAT : 14cm x 20,5cm

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.

Le nouveau marché du religieux

Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, auteur de L'Islam mondialisé et de Généalogie de l'islamisme, tente ici de prendre à bras le corps le bouleversement qui a lieu dans la sphère du religieux avec la mondialisation. Un résumé des questions qu'ils posent au tout début de son essai résume à lui seul l'ampleur du phénomène :

"Pourquoi des dizaines de milliers de musulmans en Asie centrale deviennent-ils chrétiens ou témoins de Jéhovah ? Comment une Église protestante évangélique peut-elle s'enraciner au Maroc ou en Algérie ? Pourquoi l'évangélisme protestant fait-il une percée extraordinaire au Brésil (25 millions de membres en 2007) ou en Afrique de l'Ouest ? Comment expliquer que la religion qui croît le plus vite dans le monde soit le pentecôtisme ? Pourquoi le salafisme radical attire-t-il de jeunes Européens, blancs ou noirs ? Comment se fait-il qu'Al Qaida soit l'organisation "islamique" qui compte le plus fort pourcentage de convertis ? Inversement, pourquoi l'Église catholique a-t-elle tant de mal à garder ses ouailles et voit-elle le nombre de vocations chuter en Occident ? Comment se fait-il que les défenseurs de la tradition anglicane conservatrice soient aujourd'hui nigérians, ougandais ou kényans, alors que le primat de l'Église en Angleterre, Rowan Williams, approuve et l'usage de la charia pour le droit civil des musulmans britanniques et l'ordination de prêtres homosexuels ? Pourquoi les orthodoxies slaves sont-elles, à l'inverse du protestantisme, repliées sur les identités nationales, tout comme l'hindouisme ? Pourquoi le bouddhisme fait-il une percée en Occident ? Pourquoi l'exacerbation idéologique de la religion en Iran conduit-elle à une sécularisation de la société civile ? Pourquoi la Corée du Sud fournit-elle, en proportion de sa population, le plus grand nombre de missionnaires protestants dans le monde (elle vient, en chiffres absolus, juste après les États-Unis) ?" (p.15)

On reste ainsi perplexe devant l'émiettement et la recomposition du processus religieux...

Structuré en deux parties, l'essai d'Olivier Roy passe au scalpel l'éclatement, la désagrégation, la pulvérisation, la recomposition du tissu religieux à travers le monde de nos jours. La tâche est immense. On assiste à un processus sans précédent où le religieux est tout à la fois déclinant et hypervisible, se décloisonnant et se reterritorialisant dans des pays autres que ceux de ses racines premières.

Cette mutation s'effectue selon Olivier Roy dans cette déterritorialisation et cette déculturation. La première partie du livre traite l'inculturation du religieux. La mondialisation pousse à la déterritorialisation par laquelle un découplage durable entre religions, territoires, sociétés et états entraîne une plus grande autonomisation du religieux. Cette expansion va-t-elle alors dans le sens d'une expansion de la culture ou dans celui d'une déconnexion entre religion et culture ? La mondialisation des religions indique en effet le problème récurrent de l'articulation entre le religieux et le culturel.

Afin de comprendre ce qui se passe aujourd’hui, Olivier Roy étudie aussi, par un retour au passé, le phénomène de missionnariat du religieux dans le culturel d'autrefois (croisade, missions diverses, prosélytisme..). Puis avec l'apparition de la Réforme, la redéfinition du religieux par rapport à la culture (laïcisation et séparation de l'Eglise et de l'Etat) ; il aborde ensuite le multiculturalisme.

Le concept d'inculturation a été fondé par des théologiens catholiques qui, pendant la période du Concile Vatican II, ont présidé à une redéfinition des dogmes. Le tout a donné une déconstruction du religieux en Occident : l'ethnocentrisme du christianisme et la déchristianisation de la culture ont été les moments forts de cette période. L'auteur montre aussi comment d'autres pays ont retravaillé telle ou telle religion en fonction de leur propre culture (les noirs américains et le Gospel) : la religion sert de marqueur identitaire dans des contextes de déculturation violents.

Olivier Roy aborde encore ce qu'on appelle l'exculturation du religieux : la norme religieuse se détache de la culture. Le phénomène est lié à l'évolution de la religion à l'époque contemporaine, conséquence de la mondialisation et des succès des formes fondamentalistes du religieux. Il ne s'agit pas ici d'affrontement entre des cultures mais d'une séparation entre culture et religion. Cela aboutit au paradoxe du retour au religieux, converti ou born again dans l'ignorance du savoir religieux, savoir détaché de tout contexte culturel. Cette dégradation du savoir religieux est frappante dans les milieux fondamentalistes.

La seconde partie aborde la mondialisation du religieux. Deux théories dominent, qu'Olivier Roy analyse en détails : celle de l'acculturation et celle du marché. La première suppose que les transformations du religieux sont la conséquence de l'imposition d'un modèle dominant, lequel renvoie à une domination politique. Le "vaincu"' adopte et adapte la religion dominante, dans une stratégie d'intégration ou de révolte, produisant un syncrétisme, une hybridation ou un détournement.

Le marché religieux voit la religion se répandre dans les canaux de la mondialisation, faire l'objet d'un marketing (shows, déplacements de vedettes, stades, télé-évangélistes, télé-imams), chacun pouvant adapter le kit de croyances en circulation à sa convenance. Ce qui implique une "customisation" et une standardisation des produits. Si le marché en soi ne transforme pas une religion en produit, il faut que cette dernière aussi puisse s'adapter au marché. Ce qui rend le produit attractif, c'est la déconnexion entre les marqueurs religieux et culturels.

Il faut ajouter à cela les nouveaux médias, les nouveaux moyens de communication, les flux migratoires qui bouleversent, décomposent et recomposent les religions en fonction des cultures où elles essaiment. Ce qui provoquent un chaos du champ religieux et de la culture. Celles qui fonctionnent le mieux sont les "religions pour l'export", s'exportant certes en dehors de leurs frontières mais se recomposant facilement dans la culture locale (par exemple l'hindouisme en Occident avec la société Krishna qui a recruté ses adeptes dans la mouvance hippie occidentale).

Il y a bien sûr, grâce à Internet, les i-church ; des sites web proposent des prestations religieuses à des individus isolés. Homogénéisation, formatage et reformatage du religieux ont lieu de multiples manières (l'Islam libéral par exemple). La "sainte ignorance", comme l'appelle l'auteur, est le mythe d'une pureté du religieux qui se construirait en dehors des cultures. Ce mythe anime les fondamentalismes modernes, en concurrence sur un marché des religions qui à la fois exacerbe leurs divergences et standardise leurs pratiques.

En quelques chapitres d'une précision vertigineuse, Olivier Roy passe en revue toute cette mutation de main de maître. Sa force est sa grande culture, son sens du détail, qui rend compte d'un phénomène aussi complexe.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 06/01/2009 )
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