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Après guerre - Une histoire de l'Europe depuis 1945
de Tony Judt
Hachette - Grand Pluriel 2009 /  16 €- 104.8  ffr. / 1026 pages
ISBN : 978-2-01-279460-3
FORMAT : 13,5cm x 20cm

Traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat.

L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.


L’Europe en coupe

Sous-titré «Une histoire de l’Europe depuis 1945», cet ouvrage monumental, couronné par le prix du livre européen 2008, avait fait beaucoup parler de lui lors de sa première publication. D’abord parce qu’il s’agit d’une synthèse large, kaléidoscopique, de l’Europe en construction, non seulement institutionnelle, mais également comme «continent» et comme modèle politique, culturel... Une civilisation en somme. La référence, en introduction, au Continent des ténèbres de Mark Mazower, autre livre de synthèse consacré à l’Europe «des guerres», éclaire un style et un propos qui s’inscrivent dans une lignée porteuse, celle d’une histoire au large, qui brasse les faits, les chiffres, les idées pour dégager la réflexion historique de sa gangue pointilliste. Cette ambition intellectuelle se traduit par des inspirations tous azimuts : l’historien se revendique, paradoxalement, d’Eric Hobsbawm (l’Europe conclurait l’ère des empires ?) comme de François Furet (notamment dans l’attention portée au phénomène communiste), un œcuménisme intellectuel inédit, et séduisant. Pas de microstoria ici, mais l’ambition de saisir une civilisation… rien que ça ! Professeur à l’université de New York, Tony Judt – citoyen britannique (et cela a son importance lorsqu’on cause construction européenne) - est un bon connaisseur de la France et de sa vie culturelle, à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages.

Pour Tony Judt, l’Europe naît après la Seconde Guerre mondiale, voire DE la Seconde Guerre mondiale (cela se discute, évidemment, mais on sait, en histoire, combien «l’idole des origines» peut peser sur la réflexion) : une Europe éprouvée qui doit se reconstruire pour la deuxième fois en 30 ans, une Europe également traumatisée par une guerre nouvelle, et des idéologies objectivement criminelles, et qui tâche de rétablir une impossible paix de justice (mais le tableau des épurations et de la dénazification montre que la justice connaît des cycles à peu près comparables dans les divers pays, et pas forcément satisfaisants). Une Europe qui a perdu l’aura culturelle dont elle disposait, liée à un cosmopolitisme ancien : la guerre a homogénéisé, nivelé et réduit une culture européenne désormais mythifiée. Une Europe qui – qu’elle l’accepte ou non – porte en elle, comme un trauma enfoui, l’holocauste, entre pulsion de silence, refus et repentance. Une Europe enfin qui doit faire le deuil de ses rêves de puissance et d’empire (dans le cas français, l’auteur parle fréquemment d’un «imperium» - ???), et accepter la réalité d’un changement radical, celui des blocs. Car la vieille Europe se réveille dans ce conflit nouveau, et qui, pour une fois, lui échappe : la guerre froide, à «l’heure zéro». Entre le Droit, la Paix et la Justice, les chantiers sont nombreux en 1945.

Le tableau de la guerre froide (et de son écroulement, en 1989) inspire l’ouvrage et l’auteur, celui d’une Europe partagée entre deux mondes et soumise à des pressions nouvelles. Aussi l’historien, dans un tableau mêlé, nationalement et thématiquement, recompose une histoire du conflit Est-Ouest, analysant les stratégies, les perceptions, les représentations, les choix des individus et les logiques institutionnelles… Les étapes de la construction européenne (au sens large, c’est à dire en y incluant les «incitations» américaines et les contre-manifestations soviétiques) sont connues et à cet égard T. Judt n’apporte rien de révolutionnaire, mais l’usage des historiographies nationales s’avère salutaire, et offre, des divers acteurs de la période, une vision moins figée… même si le tropisme anglo-saxon de l’auteur domine (et cela dans de nombreuses discussions, à commencer par le dessein européen ou encore la décolonisation).

On a beaucoup glosé sur la dernière phrase de l’ouvrage («L’union européenne peut bien être une réponse à l’Histoire, elle n’en sera jamais le substitut») : perspective rassurante et optimiste pourtant, pour une institution qui ne prétend pas – comme les USA de 1992 - avoir accompli la prophétie hégélienne de la «fin de l’Histoire». L’Europe, présentée ici par un partisan (qui ne recule pas devant une salutaire critique) comme un aboutissement et un dépassement, est certes portée par une ambition, mais sans le mysticisme qu’on retrouve par moments dans certaines idéologies partisanes. L’Europe est certes une idée, devenue un fait, mais elle n’ambitionne pas de réaliser le royaume de Dieu sur Terre : T. Judt nous ramène à une appréciation réaliste du principe européen, loin de l’idéalisme électoral. A cet égard, il s’agit déjà d’une réflexion nuancée.

Synthèse vaste, ambitieuse voire militante (dans le bon sens du terme), cet ouvrage riche porte littéralement le lecteur. Tous les aspects de la vie sociale sont envisagés : si le principe est de définir, en la parcourant, une certaine civilisation européenne (sans éprouver pour autant le besoin de l’entrechoquer avec d’autres civilisations), la méthode adoptée est celle d’une histoire globale, ou totale, une «histoire-monde» comme on parle actuellement d’une «littérature-monde». Certes, le texte ne comporte jamais de notes : on s’en tiendra à la bibliographie, importante (mais souvent réduite à quelques ouvrages nationaux et des synthèses anglo-saxonnes). L’histoire ambitieuse d’une idée ambitieuse, à la taille d’un continent.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 09/06/2009 )
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