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L'Affaire de Bruay-en-Artois - ''Il n'y a qu'un bourgeois pour avoir fait ça''
de Pascal Cauchy
Larousse 2010 /  20 €- 131  ffr. / 206 pages
ISBN : 978-2-03-584605-1
FORMAT : 14cm x 21cm

L'auteur du compte rendu : Arthur Kriegel est docteur en médecine. Marié à Annie Kriegel, il a permis la création et le développement de l’association Annie Kriegel. Il est l’auteur de La Race perdue : science et racisme, ouvrage publié au PUF en 1983.

Pascal Cauchy collabore à Parutions.com


Fait divers ou crime de classe ?

Le livre de Pascal Cauchy, L’Affaire de Bruay-en-Artois, tient à la fois de la sociologie historique, comme seul un spécialiste reconnu pouvait rendre compte des faits, des circonstances et des structures – et de la littérature, naturaliste envoûtante à la Zola ; le paysage étant le même, le carreau des mines avec une histoire imagée et critique. Je fus personnellement témoin et un peu acteur de cette bataille du charbon de 1945, mais dont je ne vis que le début, après La libération de Paris et avant de rejoindre la 1ère Armée (de Lattre de Tassigny) ; et je fus un des initiateurs de la campagne de ravitaillement des mines du Nord en madriers du pin des Landes pour le soutènement des galeries. Je me souviens également des grèves de 1948 et je trouve moins stupéfiante que l’auteur la déclaration de Jules Moch en attribuant le débauchement à Moscou, n’étant pas le seul à penser qu’en ce début glacial de guerre froide, Staline testait les capacités de résistance des pays capitalistes européens et que Jules Moch a peut-être sauvé la République.

Un des grands mérites de ce livre est de marquer la coupure historique qui vient de se produire dans le début de ces années 1970 et qui conduit à reléguer dans le passé la lutte des classes comme moteur historique : «les rapports de classes passent au second plan (…) Les «gens» deviennent une nouvelle catégorie sociale (…) La lente métamorphose du marxisme (…)».

De quoi s’agit-il ? Le jeudi 6 avril, à 14h30, quelques garçons qui jouent derrière les jardins des maisons de mineurs de Bruay, découvrent sous un pneu, le corps d’une adolescente étranglée et dont la tête a été frappée à la hachette. Très vite, la police puis le juge Henri Pascal, de Béthune, orientent leur recherche, de manière quasiment exclusive, en direction du notaire Pierre Leroy, puis de sa fiancée, Monique Mayeur. Peut-être une enquête plus éclectique eût-elle permis de réunir des indices et des preuves qui manquaient cruellement quand il fallut abandonner la première version à laquelle le juge s’était attaché avec acharnement ? Au lieu de cela, le récit de Pascal Cauchy nous montre comment, dans ce lieu, qui est un conservatoire de la vielle histoire française de la lutte de classes, se déroule une sorte de tragédie sociale que clôt un univers en crépuscule. Les acteurs locaux et les intellectuels maoïstes, venus de Paris, font de ce fait divers tragique, le meurtre d’une jeune fille, un «crime de classe», avec le soutien majoritaire des médias, de l’opinion et, surtout, des forces politiques de gauche, ce qui justifie le qualificatif d’affaire Dreyfus à l’envers, évoqué par l’auteur.

L’affaire de Bruay, avec le parti pris têtu d’un juge, pour qui je n’aurai pas l’indulgence dont fait montre Pascal Cauchy, est exemplaire, paradigmatique, en un mot, un modèle de la nouvelle méthode d’action contestataire qui utilise le fait divers en l’interprétant comme un crime de classe. En témoigne la liste impressionnante (pp. 181 à 183) d’événements travestis en causes par les maoïstes en voie d’extinction et qui donnent lieu à d’innombrables pétitions, déclarations, protestations, exhortations proposées deux fois par mois aux intellectuels de gauche, qui n’avaient pas l’esprit de répondre comme Annie Kriegel : «Je ne suis pas de la race des signeurs».

Ainsi, ce livre montre-t-il comment, par anticipation, est visible, dans l’affaire de Bruay, l’abandon du projet révolutionnaire qui a commencé à s’effondrer depuis la politique de Khrouchtchev à la tête du système communiste mondial. On passa ainsi progressivement à la pure et simple fonction tribunicienne au profit des restes de la classes ouvrière et des employés de plus en plus nombreux, et à la revendication dangereuse de la démocratie directe dont l’Affaire de Bruay montre les germes et les défauts. Gardons-nous, s’il en est temps, de ce régime qui permettrait d’ostraciser Thémistocle quelques mois après qu’il eut sauvé Athènes à Salamine, non pas malgré cet immense service rendu mais sans doute à cause de cela.

Arthur Kriegel
( Mis en ligne le 09/03/2010 )
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