L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Temps Présent  

La Guerre du Viêt Nam. 1945-1975
de John Prados
Perrin 2011 /  30 €- 196.5  ffr. / 833 pages
ISBN : 978-2-262-03387-3
FORMAT : 15,6cm x 24cm

Johan-Frédérik Hel Guedj (Traducteur)

L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.


La Grande Guerre vietnamienne…

De 1946 à 1975, et hormis quelques moments de paix, le Viêt Nam connut la guerre, une guerre d’indépendance, idéologique, imbriquée dans les enjeux de la guerre froide et qui servit, comme la Corée, d’exutoire à la tension permanente entre les deux blocs. Une expression demeure, pour qualifier ce conflit, une expression devenue l’illustration presque proverbiale, de toute guerre qui dure et s’enlise : le «bourbier», et dans une préface qui n’hésite pas à faire le lien avec l’actualité, l’auteur, John Prados, directeur de recherche à l’université George Washington, note que cette expression, appliquée à l’Irak de 2007, fait débat.

Evidemment, le parallèle s’impose, que Prados n’esquive pas. Car dans la culture américaine plus encore qu’ailleurs, l’image du «bourbier» est celle d’une guerre qui ne pouvait être gagnée, pour une Amérique de plus en plus limitée dans ses moyens d’agir. Comme d’autres conflits asymétriques (Algérie, Suez, etc.), la victoire militaire a débouché sur une défaite politique : un fait qui, pour être expliqué, suppose une vision historique globale, mêlant les approches militaire, politique, diplomatique, économique, sociale… pour une guerre qui relève à la fois des affaires intérieures et extérieures des Etats-Unis. Aussi l’auteur prend-il déjà le soin de baliser son étude, en précisant les erreurs qui pèsent sur l’analyse du conflit vietnamien (évaluation inexacte de la situation intérieure comme de celle de l’adversaire, poids mal perçu de l’opinion publique, etc.), des erreurs qui trouvent un écho en 2007. L’autre enjeu de cette vaste synthèse, c’est le choix de dépasser une bibliographie anglo-saxonne immense, relativement atomisée (on apprécie à cet égard l’annexe bibliographique commentée), faite d’une multitude de monographies qui donnent finalement du conflit une image kaléidoscopique.

De manière originale, l’ouvrage débute sur une manifestation pacifiste de vétérans, en 1971 : une manifestation qui donne le ton de cette étude, celui d’un pacifisme démocratique revendiqué par l’auteur. On y croise un jeune officier prometteur, John Kerry, mais, au-delà de l’anecdote, Prados montre que, pour la première fois dans l’histoire américaine, le gouvernement mène une véritable «guerre politique» contre les opposants, révélant ainsi le fossé qui s’est creusé dans la vie politique américaine. Le Viêt Nam fut-il l’affaire Dreyfus des Américains ?

Pour répondre à cette question comme à toutes celles que pose le déroulement normal de la guerre, l’ouvrage prend du champ et remonte aux sources du conflit : guerre froide, Indochine, décolonisation… Payée en partie en dollars américains, la guerre d’Indochine épuise dès 1953 l’opinion publique française… mais entre-temps, le Viêt Nam a pris du galon, et de guerre de décolonisation, il est devenu une pièce dans l’échiquier de la guerre froide. Or, et c’est l’une des thèses centrales de l’ouvrage, les gouvernements américains n’ont jamais saisi la nature de la révolution nord-vietnamienne, d’où une sorte de myopie face à une guerre qui, peu à peu, se mue en désastre. Avant l’incident du golfe du Tonkin, prélude à un nouveau conflit, la paix, fragile, qui s’instaure fait l’objet d’une réflexion, tant politique du fait des élections américaines, que géopolitique, du fait de l’instabilité du régime de Saïgon. Et c’est entre ces deux pôles que naît l’étincelle : longuement analysé, le processus de décision qui mène «Washington» à la guerre est minutieusement décrit (et l’Etat-major ne se fait pas faute d’évoquer le demi-million de soldats nécessaires à un tel engagement), et le rôle du président Johnson est manifeste.

Une fois la mécanique politique actionnée, l’affaire devient militaire (même si le poids de l’exécutif demeure prépondérant, jusque dans des questions de choix d’armes ou de tactiques comme pour les opérations Rolling Thunder). L’auteur suit, là encore, la chaîne de commandement, observe le matériel, les tactiques employées, tout en gardant à l’esprit les enjeux politiques intérieurs (les conflits entre administrations, la pression croissante du mouvement anti-guerre et de l’opinion, le rôle de l’information et ses faiblesses) et les affaires sud-vietnamiennes (la crise bouddhiste en particulier). Mais la formule du présentateur Walter Cronkite au lendemain de l’offensive du Têt «Oubliez la victoire !» révèle la fracture croissante entre l’opinion et le gouvernement. Le «bourbier» commence là, qui trouve d’ailleurs un écho dans l’assassinat de Martin Luther King et ce qu’il révèle de la crise intérieure. Ainsi, un autre intérêt de cet ouvrage très réussi est sa capacité à décentraliser le propos : on passe de Washington et du bureau ovale à Chicago et à la contestation, on suit les tentatives diplomatiques depuis les coulisses du conflit, on observe la montée du candidat Nixon en parallèle avec un climat social tendu.

L’ère Nixon débute donc, et à travers l’affaire du Viêt Nam, John Prados se livre à une analyse féroce du système Nixon-Kissinger, dénonçant une stratégie électoraliste et une logique de surenchère (qui ne va pas jusqu’à l’arme nucléaire) sans cohérence réelle. Là encore, le récit des négociations de 1972 éclaire les limites de la politique américaine, coincée entre un adversaire qui ne cède rien et un allié sud vietnamien peu convaincu par les accords de Paris. Par duplicité ou au nom d’une realpolitik bien entendue, l’Amérique, de plus en plus liée, est contrainte à une paix aux allures de retrait… dont les conséquences (l’invasion du Sud) sont du reste laissées sous silence dans ce livre. La guerre du Viêt Nam s’achevait, mais les questions posées par ce conflit demeurent quant au fonctionnement du système américain.

Cet ouvrage, très dense et très réussi, est certainement la somme qu’attendait le lectorat français sur l’histoire américaine de ce conflit : rédigé par un spécialiste à partir d’une documentation ample, cette vaste synthèse, qui ne cache pas son inspiration pacifiste, mais sait prendre la distance nécessaire à l’objectivité scientifique, propose de la guerre une vision globale, relativement novatrice dans l’historiographie. On pourra certes lui reprocher de passer sous silence le versant nord-vietnamien, et de ne diriger ses critiques que contre l’Amérique (Washington, l’Etat major) : à cet égard, la conclusion et son ouverture irakienne, éclairent, s’il en était besoin, le propos engagé de cette belle étude.

Les amateurs d’histoire militaire, qui attendent un récit «au ras de la rizière» du combat et de ses méthodes en seront également pour leurs frais : la guerre scrutée dans cet ouvrage est une guerre politique, menée par les gouvernements et les Etats-majors, et de ce point de vue, la guerre du Viêt Nam attend encore son John Keegan ou son Anthony Beevor. Mais par ailleurs, la démonstration est menée brillamment, et s’avère convaincante.

L’ouvrage désormais de référence sur la question, indubitablement.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 17/01/2012 )
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