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Le Pen. Une histoire française
de Pierre Péan et Philippe Cohen
Robert Laffont 2012 /  23 €- 150.65  ffr. / 548 pages
ISBN : 978-2-221-12383-6
FORMAT : 15,4 cm × 24,1 cm

L'auteur du compte rendu : Chargé d'enseignement en FLE à l'Université de Liège, Frédéric Saenen a publié plusieurs recueils de poésie et collabore à de nombreuses revues littéraires, tant en Belgique qu'en France (Le Fram,Tsimtsoum, La Presse littéraire, Sitartmag.com, etc.). Depuis mai 2003, il anime avec son ami Frédéric Dufoing la revue de critique littéraire et politique Jibrile.

Le Pen : Sympathy for the Devil ?

Passionnante, la somme biographique que Philippe Cohen et Pierre Péan consacrent à Jean-Marie Le Pen l’est à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle vient combler une criante lacune dans l’historiographie des droites contemporaines. Parce qu’elle parvient aussi à percer, sans voyeurisme, une part importante de l’intimité d’un homme à la carcasse pour le moins épaisse.

Mais son attrait principal est de revisiter un à un les moments et les aspects clés d’une existence qui ne fut pas toujours placée sur la courbe ascensionnelle. L’enfance, pas forcément heureuse, marquée par la disparition du père à seize ans et une éducation catholique avec laquelle l’adolescent rebelle rompt. Une jeunesse volontiers fêtarde, parfois bagarreuse, mal canalisée en tout cas, et où un irréfutable tempérament de chef de bande se fait jour. Une certaine errance idéologique, de l’après guerre d’Algérie au début des années 70, aux côtés d’une droite extrême aussi floue qu’indécise. Puis le vent tourne… Ce sera le bingo de l’héritage Lambert, qui assure à l’homme une assise stable, le fait naître à la vie publique et le transforme en durable «épicentre de la vie politique».

«Épicentre», le terme est bien choisi lorsque l’on passe en revue les séismes sémantiques, les colères éruptives, les secousses électorales et les glissements tectoniques qui émaillent jusqu’à aujourd’hui la carrière de Le Pen. Cohen et Péan, en impeccables professionnels de la chronique, ont su cartographier cet empire à la géodésie périlleuse, en se gardant de sombrer dans ses failles convenues et en s’engouffrant aussi en ses cavernes insoupçonnées, où là encore plane une désagréable odeur de soufre (les questions du rapport malsain à l’argent et au pouvoir ont ainsi la part belle). Les accusations de torture en Algérie sont soigneusement examinées, tout comme l’antisémitisme réel de Le Pen (et pas bien sûr celui qui entache ses propos, de «point de détail» en calembours vaseux). Révision du cas ? Plutôt réévaluation de fond en comble des idées reçues et mise en lumière d’aspects méconnus.

L’intérêt de cet ouvrage réside pourtant moins dans le minutieux rappel des faits que dans le bilan des effets que le personnage Le Pen a eu sur la politique française. À ce titre, les quelques pages de fin consacrées au processus de «diabolisation» cristallisé par ce que les auteurs nomment «la gauche de la vertu» sont essentielles à la compréhension large du phénomène. Sans jamais dédouaner Le Pen, elles le situent clairement dans la position dont, selon une logique en anneau de Möbius, il serait bien difficile d’établir qui l’a instaurée : la classe politique ou Le Pen lui-même ? Cohen et Péan enfoncent le clou : «[…] la caractérisation de Le Pen comme fasciste, voire comme nazi, qui s’est imposée au sein de la gauche et d’une partie de la droite, contredit les écrits et les thèses de la quasi-totalité des historiens et des politologues de droite ou de gauche. […] La plupart ont caractérisé le Front National comme un parti populiste ou “national populiste”. Concept assez flou – le mot populiste s’est imposé dans le débat public sans que personne prenne la peine de lui donner une intelligibilité historique –, il semble indiquer implicitement qu’il convient d’utiliser contre lui les armes de la critique».

Ici, un râle d’exultation s’impose… Il aura fallu attendre des décennies avant qu’un duo de journalistes formule enfin ce constat tout simple, que nul intellectuel déguisé en chevalier blanc n’aurait osé avancer. En effet, traiter de Le Pen en usant de la raison est certainement le moyen le plus honnête de combattre ses idées (l’homme en soi a des aspects sympathiques que les auteurs, d’une sincérité à toute épreuve, soulignent pour les avoir éprouvés). C’est surtout en finir avec les réflexes presque purement émotionnels que suscitent les deux syllabes de ce nom dès qu’elles claquent. Le Pen cesse du coup d’incarner une passion, pour se muer à part entière en acteur de l’histoire française. Une histoire qui mérite d’être narrée avec discernement et rigueur, comme l’ont compris les signataires de la présente référence.

Frédéric Saenen
( Mis en ligne le 29/01/2013 )
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