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La Guerre d'Indochine - L'enlisement. L'humiliation. L'aventure
de Bodard Lucien
Grasset 2014 /  29.45 €- 192.9  ffr. / 1168 pages
ISBN : 978-2-246-55291-5
FORMAT : 15,5 cm × 24,0 cm

Première publication en 1998 (Grasset)

L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.


Retour à Saigon

Lucien Bodard fait partie de ces gloires un peu oubliées de la littérature et du journalisme : disparu en 1998, il aura pourtant incarné, tel un Albert Londres, le grand reportage autant qu’une grande plume, couronnée par de nombreux prix. Depuis les récits de son enfance chinoise (Monsieur le Consul) jusqu’à des reportages contemporains sur la Chine de Mao, en passant par des romans (Anne Marie), son œuvre vaste est marquée du sceau de l’Asie.

Au cœur de cette œuvre, les trois volumes consacrés à la guerre d’Indochine (L’Enlisement, L’Humiliation, L’Aventure), publiés entre 1963 et 1967, figurent comme une cathédrale, une fresque, une épopée à la taille du conflit et de ces enjeux, le naufrage d’une certaine idée de la France coloniale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le moment de la décolonisation. Cette nouvelle édition, après celle de 1998, qui rassemble en un seul fort volume les trois ouvrages, mérite largement le détour : un texte brut sans note ni index, à mi-chemin entre le reportage, le récit et l’Histoire, des cartes pour se situer et saisir les enjeux d’une action, et surtout un souffle qui transforme cette immense leçon d’histoire en une version indochinoise des grands récits de guerre, ceux de Churchill, d’Alexander Werth, etc. Un récit dans lequel on s’engloutit avec bonheur.

Arrivé à Saigon comme correspondant de guerre en 1948, Bodard observe, discute, scrute avant de partir en 1952, avant la chute de Dien Bien Phu. Celui qui parle de l’Orient comme d’une drogue et affirme avoir «tout connu» en Indochine se prend à vouloir comprendre cette Indochine française, une «grande rocambole» et surtout les raisons de son effondrement. Il se penche sur la vie coloniale et ses marges, ses coulisses, observe la vie des uns et des autres, colons et vietnamiens, qu’il suit dans les combats et dans la vie de tous les jours. Il dissèque les mouvements militaires, analyse la teneur des opérations, vient prendre le pouls des soldats, écoute les scandales et les critiques.

A la lecture, on le sent partout chez lui, à l’aise dans les états-majors comme dans les rues, sensible à l’ambiance, l’atmosphère, les détails qui trahissent le passage de l’Histoire. Surtout, il observe les hommes, les personnalités, le «roi Jean» (de Lattre), Bao Daï, etc., mais également les humbles, tous croisés dans des bars, à l’arrière des combats, dans les carrés. Et il raconte, dans un style vif, rythmé par des confidences, des conversations, des anecdotes, des récits : on passe de la grande à la petite histoire et l'on est entraîné, peu à peu, dans le sillage de cette locomotive humaine.

En donnant à un conflit éloigné une touche humaine nécessaire, Bodard renoue avec une grande tradition romanesque : cette réédition bienvenue ne rappelle pas seulement quelle grande plume il fut, elle invite à revivre – au sens fort du terme – un moment décisif de l’histoire, dans toute sa complexité. Un monument.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 16/09/2014 )
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