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Journal politique – Les années Mitterrand - (1981-1995)
de Michel Winock
Thierry Marchaisse Editions 2018 /  25 €- 163.75  ffr. / 504 pages
ISBN : 978-2-36280-204-1
FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm

Les années…

Il y avait la République gaullienne. Il y a «les années» Mitterrand. Ce pourrait être un hommage à Annie Ernaux et à ses «années», c’est aussi et c’est même surtout l’impression d’une «génération» qui s’avance. Quand de Gaulle est assimilé, dans le titre du journal précédent, à un régime politique, Mitterrand lui devient quasiment l’incarnation d’une époque pour cette génération qui, à l’instar de Michel Winock, a attendu 1981. Et donc l’alternance vint, qui légitime au passage l’œuvre gaullienne, et inspire ce second tome du journal politique de Michel Winock.

«Journal politique» : le titre doit être d’emblée interrogé, afin de saisir l’ampleur de ce que l’auteur inclut dans cette notion de «politique». Il ne s’agit en effet pas de «la» politique au sens étroit du terme, le commentaire de l’action gouvernementale : c’est bien «le» politique qui est en jeu, à savoir ce vaste débat qui s’instaure dans l’espace public et englobe de nombreux sujets. Comme l’auteur le rapporte dans un beau paragraphe consacré à la mort de Raymond Aron, il est passé, à la lecture de Aron, d’une politique articulée autour des émotions à un «exercice de lucidité, refus de la confusion entre le réel et le rêve, tension entre le souhaitable et le possible». Cet hommage au réalisme politique est, chez ce socialiste raisonné, plus qu’un aveu d’élégance, la marque de l’historien, accoutumé à penser la profondeur du réel. Et en effet, professeur, historien, éditeur, commentateur, Michel Winock occupe une position qui lui offre à la fois les moyens d’observer, de comprendre, d’analyser et de s’exprimer… Si de manière très symbolique, il conclut l’année 1981 sur une formule de Mitterrand invitant le temps à juger sa politique, l’auteur n’en reste pas moins un observateur critique, dont l’engagement politique est toujours tempéré par un rapport à l’histoire (notamment dans ses observations sur le devenir du communisme et des communistes, ses interrogations sur la tension entre nation et nationalisme, son regard sur la guerre en Irak ou encore le souvenir ému d’un Mendès France, et les espoirs placés en un Rocard). L’historien juge, autant que l’histoire…

Mais, et c’est le propre d’un journal, l’historien se fait aussi acteur et témoin : à cet égard, le journal éclaire les espoirs, les débats, les ambitions et les doutes face à l’avènement d’un parti qui entend «changer la vie» tout en préservant le cadre fixé par le régime. Si la figure de François Mitterrand est invoquée en titre, elle s’estompe toutefois quelque peu au fur et à mesure des pages… Il faut sur ce point se tourner vers la belle biographie récente de l’auteur pour croiser les regards. Néanmoins, la décennie mitterrandienne se déroule, les événements s’enchainent, avec une attention, légitime, pour les individus, les scrutins et autres referendums, ainsi que la valse des chefs de gouvernements. La France et ses circonvolutions politiques, mais également l’horizon européen engagent cet esprit cosmopolite, au sens où l’entendait Talleyrand, à des réflexions sur l’évolution de la société européenne. On lira avec gourmandise l’analyse des réactions à la chute du mur de Berlin, et plus généralement on appréciera le flegme un brin ironique d’un historien qui professe une certaine distance avec les discours à la mode.

Mais ce journal politique ne se résume pas à la politique : plus émouvantes sont les multiples références aux étudiants, au plaisir d’enseigner, de débattre (les passes d’armes avec Domenach ou Sternhell sont savoureuses), au défi d’instruire les intelligences et de nourrir les passions (comment enseigner Marx dans les années 90 ?). Par la plume mais surtout par le verbe, et un goût hérité des classiques du XIXe pour le beau style, M. Winock fait la démonstration de ce qu’est un enseignant, et de la place qu’il confère à l’histoire dans la formation des esprits (non sans quelques mésaventures surréalistes, comme cette conférence devant un auditoire de skinheads !). Le plan d’une leçon sur «penser la politique» éclaire au passage la manière dont on peut l’enseigner sans faire l’économie du civisme.

En parallèle, la recherche et la réflexion demeurent au cœur de ce journal, avec une multitude de projets, d’idées, servies par un monde éditorial que le débat motive (non sans censures, règlements de compte et coups d’éclat). Au passage, on croise tous ces grands noms de la pensée, qui sont aussi des intimes, au sein d’un réseau immense qui fascinera les amateurs de sociologie des intellectuels : passée la génuflexion mentale, le lecteur peut entrer en discussion avec des esprits variés, et connaître quelques débats du temps, sur les théories de Zeev Sternhell par exemple (et l’idée d’un fascisme d’inspiration française). On s’amusera des tensions posées par certains projets éditoriaux, tels les «intellocrates» d’Hamon et Rotman (l’auteur serait-il un intellocrate qui s’ignore ?...). Un regret, l’évocation presque anecdotique de la soutenance de la thèse d’Etat, le 21 mai 1987, qui aurait certainement mérité des développements sur l’idée de crise.

Il y a des drogues dures : l’intelligence en est une, terriblement addictive, et après le journal consacré à la république gaullienne, ces Années Mitterrand sont, de nouveau, un bonheur de lecture et de réflexions, une intimité partagée et qui dessine le portrait, en creux, de l’intellectuel au sens fort du terme, le savant en phase avec les débats de la cité. «Ce qui est difficile dans notre chienne de vie, ce n’est pas de faire notre devoir, c’est de le connaître» : cette formule d’Annie Kriegel, citée par M. Winock, résume l’interrogation qui sous-tend constamment ces lignes. Un journal qui, comme le précédent, est celui d’un honnête homme, qui résonne non seulement aux historiens et amateurs d’histoire, mais également aux citoyens qui veulent faire profession d’une citoyenneté éclairée.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 11/05/2018 )
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